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LA PHYSIQUE D’ARISTOTE


ment les premiers principes… Par suite de la prédilection qu’ils ont pour ces principes [choisis par eux], ils semblent se comporter exactement comme des gens qui, dans les discussions, gardent coûte que coûte leurs positions ; ils laissent passer tout ce qui advient, convaincus qu’ils possèdent les vrais principes ; comme s’il n’était pas nécessaire de choisir certains principes selon les événements, et surtout selon la fin que l’on veut atteindre ! Or, la fin d’une connaissance technique, c’est l’œuvre à produire ; de même, la fin de la Physique, c’est ce que la perception sensible nous fait apparaître toujours et d’une manière assurée — Τέλος δέ τῆς μὲν ποιητιϰῆς ἐπιστήμης τὸ ἔργον, τῆς δὲ φυσιϰῆς τὸ φαινόμενον ἀεὶ ϰυρίως ϰατὰ τὴν αἴσθησιν. »

La source de la certitude en Physique ne découle pas de la raison, mais de l’expérience. Aristote raille[1] « ceux qui regardent le motif de la confiance comme n’étant pas tiré des choses qui nous apparaissent par les sens, comme étant bien plutôt déduit de leurs raisonnements — Τὸ πιστὸν οὐϰ ἐϰ τῶν φαινομένων ἀθροῦσιν ἀλλὰ μᾶλλον ἐϰ τῶν λόγων. » Ceux-là « ne cherchent pas à découvrir des causes et à combiner des raisonnements en vue des apparences sensibles ; mais ils tirent à eux ces apparences, dans le sens des opinions et des raisonnements qui leur sont propres ; ils s’efforcent de les accommoder à ces opinions et à ces raisonnements. »

Ailleurs[2] encore Aristote gourmande les Platoniciens qui pensent expliquer les qualités des corps en les composant de figures géométriques : « La cause, dit-il, pour laquelle ils se montrent peu capables de reconnaître les choses qui peuvent s’accorder les unes avec les autres, c’est leur défaut d’expérience (ἡ ἀπειρία). Plus un esprit a établi sa demeure au sein des choses de la nature, plus il est capable de choisir pour hypothèses des principes tels qu’ils soient aptes à fournir une longue suite de conséquences vérifiées ; mais ceux qui ne sont point capables de discerner, parmi un grand nombre de raisons, celles qui dominent les autres, ceux-là ne tiennent compte que de peu de considérations et se prononcent à la légère. »

La pensée d’Aristote, en ces divers passages, s’affirme avec la plus grande netteté. La Physique a atteint son but lorsque ses conclusions s’accordent avec ce que la perception sensible nous

  1. Aristote, De Cœlo, livre II, ch. XIII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 403 ; éd. Bekker, vol. I, p. 293, col. a).
  2. Aristote, De generatione et corruptione, livre I, ch. II (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 435 ; éd. Bekker, vol. I, p. 316, col. a).