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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


erreur de donner pour substance première, à des êtres changeants et incorruptibles, des idées immuables et éternelles.

Lorsque les partisans des doctrines platoniciennes « discourent des apparences[1], ils formulent des propositions qui ne s’accordent pas avec ces apparences. La cause en est qu’ils choisissent mal les principes premiers, et cela parce qu’ils veulent tout contraindre à se conformer à certaines opinions bien arrêtées. Or, il est également nécessaire que les principes des choses sensibles soient sensibles, que ceux des choses éternelles soient éternels, que ceux des choses corruptibles soient corruptibles ; il faut, d’un manière absolument générale, que les principes soient homogènes aux êtres qu’ils dominent. — Δεῖ γὰρ… εἶναι τὰς ἀρχάς… ὅλως ὁμογενεῖς τοῖς ὑποϰειμένοις. »

Il n’est donc pas sensé d’attribuer aux corps qui tombent sous les sens des principes que la raison seule peut concevoir ; au feu qui échauffe les corps, qui les fond, qui les brûle, de donner comme substance une pure figure de Géométrie, le tétraèdre régulier. « Cet effort pour transformer les corps simples en figures géométriques est absolument déraisonnable[2] ». Aristote multiplie les objections à l’encontre d’une telle tentative qu’il juge absurde.

Sans doute, Aristote, comme Platon, proclame[3] évidente cette vérité qu’il n’y a pas de science de ce qui est accidentel : « Ὅτι δ’ ἐπιστήμη οὐϰ ἔστι τοῦ συμϐεϐηϰότος, φανερόν. » Mais il n’en conclut pas avec Platon qu’il n’y a pas de science de ce qui peut naître et périr ; car sous la génération et la corruption des accidents sont des causes et des principes qui, eux aussi, naissent et meurent[4] : « Ὅτι δ' εἰσὶν ἀρχαὶ ϰαὶ αἴτια γεννητὰ ϰαὶ φθαρτὰ ἄνευ τοῦ γίγνεσθαι ϰαὶ φρείρεσθαι, φανερόν. » Ces principes, ces causes sont objets de science ; et cette Science, dont la possibilité même est incompatible avec les dogmes essentiels du Platonisme, c’est la Physique.

Quel est donc le genre d’êtres que cette Physique va étudier ? Elle étudiera[5] l’être « dont la substance confient le principe du mouvement ou de l’arrêt de mouvement qui se produit en elle —

  1. Aristote, De Cœlo, livre III, cap. VII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 421 ; éd. Bekker, vol. I, p. 306, col. a).
  2. Aristote, De Cœlo, livre III, cap. VIII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 421 ; éd. Bekker, vol. I, p. 306, col. a).
  3. Aristote, Métaphysique, livre V, ch. II (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 536 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1027, col. a). Cf. Seconds Analytiques livre I, ch. VI (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. I, p. 128 ; éd. Bekker, vol. I, p. 75, col. a)
  4. Aristote, Métaphysique, livre V, ch. I (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 526 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1027, col. a)
  5. Aristote, Métaphysique, livre V, ch. I (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 534-535 ; éd. Bekker, vol. II, p. 1025, col. b)