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LA PHYSIQUE D’ARISTOTE

tance primordiale que le Stagirite attribue au sens, à l’αἴσθησις.

La science des choses universelles s’acquiert par démonstration et toute démonstration prend pour point de départ des vérités premières qui sont indémontrables. Mais ces vérités premières, comment en avons-nous connaissance ? À cette question capitale, écoutons la réponse si explicite que donne Aristote[1] :

« Il est manifeste que là où la perception sensible (αἴσθησις) ferait défaut, la science démonstrative (ἐπιστήμη) ferait, elle aussi, nécessairement défaut, car il serait impossible de l’acquérir. Nous apprenons, en effet, soit par induction (ἐπαγωγὴ), soit par déduction (ἀπόδειξις). La déduction part des vérités universelles, l’induction des» vérités particulières. Mais il est impossible d’acquérir la contemplation des vérités universelles, si ce n’est par induction. Les notions mêmes qui sont dites provenir de l’abstraction (ἀφαίρεσις) ne sont connaissables que par induction ; cela résulte de ce que ces choses existent en des sujets particuliers, et qu’elles ne sont point séparables de chacun des sujets particuliers considérés comme tels. On ne saurait donc instruire ceux qui seraient dépourvus de perception sensible ; les choses singulières, en effet, ne peuvent, être connues que par les sens ; on n’en saurait acquérir une science démonstrative. D’autre part, on ne saurait connaître l’universel, si ce n’est par induction, ni pratiquer l’induction en dehors de la perception sensible. »

En quoi consiste cette induction qui, de la perception sensible des choses singulières, nous conduit à la connaissance de l’universel ? Déjà, en ce que nous venons de lire, Aristote nous l’a laissé entrevoir : L’universel n’existe que dans les objets singuliers ; il n’en peut être distingué que par abstraction ; mais cette séparation ne saurait être effectuée tant que l’objet singulier demeure tel. Cette pensée appelle tout naturellement son complément : Pour que l’abstraction parvienne au discernement de l’universel, il faut que le sens ait perçu une foule d’objets singuliers et les ait comparés outre eux. « Si nous nous trouvions sur la Lune, dit le Stagirite[2], et que nous vissions la Terre interposée entre le Soleil et nous, nous ne comprendrions pas pour cela la cause de l’éclipse de Lune ; nous constaterions que la Lune est actuellement éclipsée, mais nous ne saurions aucunement pourquoi elle l’est, car il n’y a pas de perception sensible de l’uni-

  1. Aristote, Seconds Analytiques, livre I, ch, XVIII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. I, p. 139 ; éd. Bekker, vol. I, p. 81, col. a et b).
  2. Aristote, Seconds Analytiques, livre I, ch, XXXI (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. I. p. 139 ; éd. Bekker, vol. I, p. 87, col. b et p. 88, col. a).