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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


d’en précéder une autre par nature, autre chose de la précéder dans l’ordre où nos connaissances sont acquises ; autre chose est, pour la première vérité, d’être susceptible, par soi, d’être mieux connue que la seconde, autre chose de nous être plus aisément connue. « Par rapport à nous, les choses qui sont les premières et les mieux connues, ce sont les choses qui sont les plus voisines de la perception sensible ; celles qui, en elles-mêmes (ἁπλῶς, simpliciter), sont les premières et les mieux connues, ce sont celles qui sont les plus éloignées de cette perception. Celles, en effet, qui sont les plus éloignées du sens sont les plus universelles ; celles, au contraire, qui sont les plus voisines du sens, sont les choses singulières ; or les choses universelles et les choses singulières s’opposent les unes aux autres. »

Les vérités qui sont, par elles-mêmes, les premières et les plus connues doivent servir de principes à la démonstration. De là cette conséquence : Les connaissances les plus exactes et les plus vraies sont précisément celles que l’homme a le plus de peine à acquérir ; « Les sciences extrêmement générales[1] sont celles que les hommes ont le plus de peine à connaître, et ils ne les connaissent que par à-peu-près, car elles sont les plus éloignées des sens ; les sciences les plus certaines sont celles qui portent sur les choses premières. »

Il n’y a donc de science démonstrative que des choses universelles[2] ; partant, le sens ne nous donne la science de rien, car il ne nous fait connaître que des choses singulières. Une science pourra prétendre à des démonstrations d’autant plus générales et certaines, elle excellera d’autant plus qu’elle portera sur des sujets plus éloignés de la perception sensible. « Cette science-là[3], qui traite de ce qui n’est pas soumis au sens (μὴ ϰαθ’ ὑποϰειμένου), est meilleure que celle qui traite de ce qui est soumis aux sens (ϰαθ’ ὑποϰειμένου) ; ainsi l’Arithmétique est meilleure que l’Harmonie ».

Ces diverses citations, dans lesquelles s’affirme la supériorité que la science de l’universel possède sur la connaissance sensible des choses singulières, ne paraissent pas, jusqu’ici, mettre Aristote en contradiction avec Platon ; elles semblent, en effet, reléguer la perception sensible à une très humble place. Si nous ne les complétions, elles nous donneraient une idée bien fausse de l’impor-

  1. Aristote, Métaphysique, livre I, ch. II (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II p. 470 ; éd. Bekker, vol. II, p. 982, col. a).
  2. Aristote, Seconds Analytiques, livre I, ch. XXXI (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. I, p. 470 ; éd. Bekker, vol. I, p. 87, col. b).
  3. Aristote, Seconds Analytiques, livre I, ch. XXVII (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. I, p. 149 ; éd. Bekker, vol. I, p. 87, col. a).