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LA PHYSIQUE D’ARISTOTE


des objets permanents et éternels, des réalités ; par l’étude de ces objets immuables, elle prépare nos âmes à l’usage de l’intuition qui peut seule contempler les essences et, en particulier, l’essence par excellence, le Bien suprême.

Cette doctrine platonicienne est caractérisée par la méfiance qu’elle professe à l’égard des données de la perception sensible ; ces données sont réputées incertaines parce que les accidents qu’elles nous révèlent sont perpétuellement changeants ; l’immutabilité est regardée comme la marque propre de la réalité ; il n’y a donc connaissance de ce qui est réellement, il n’y a science digne de ce nom, que là où les choses connues sont immuables et éternelles, comme le sont les vérités de la Géométrie, comme le sont les idées que contemple l’intuition.

Comment pourrait-on trouver trace d’une semblable opinion en une doctrine, si cette doctrine place en la perception sensible le principe de toute connaissance de la réalité, si elle proclame le sens infaillible lorsque à l’aide d’organes sains, il perçoit le sensible qui lui est propre, si elle ne veut rien mettre en l’intelligence dont le sens n’ait d’abord eu la possession ? Or telle est la doctrine péripatéticienne. Comparée à la doctrine platonicienne, elle nous apparaît comme une réhabilitation de la perception sensible, de l’expérience, aux dépens du raisonnement géométrique et de l’intuition.

Afin de comprendre exactement ce qu’Aristote va dire de la Science qui nous intéresse ici en particulier, de la Science physique, examinons d’abord ce qu’il pense de la Science en général. Nous le saurons par l’étude des deux livres que le Stagirite avait consacrés à l’analyse logique de la démonstration et qui ont, après lui, reçu le nom de Seconds ou de Derniers analytiques (Ἀναλυτιϰά δευτέρα ou ὑστέρα).

Quelles sont les conditions essentielles de toute démonstration destinée à donner la connaissance scientifique de quelque vérité ? Il faut[1] que les principes dont se tire cette démonstration soient premiers et qu’ils nous soient connus sans démonstration. Il faut, en effet, qu’ils nous apparaissent comme les causes de la conclusion ; pour cela il est nécessaire qu’ils la précèdent, qu’ils soient avant elle (πρότερα) et qu’ils soient mieux connus qu’elle (γνωριμώτερα). Mais ces conditions ne sont pas exemptes d’ambiguïté et demandent explication. Autre chose est, en effet, pour une vérité,

  1. Aristote, Seconds Analytiques livre I, ch. II (Aristotelis Opera omnia, éd. Ambroise Firmin-Didot, Parisiis, 1848 ; t. I, p. 122 ; éd. Bekker, Berolini, 1831, vol. I, p. 71, col. b).