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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE


comme manquant d’intelligence (ἄφρον) ; c’est ce qui a lieu la plupart du temps pour ce qui vit autour de nous ; au contraire, nous devons très fortement conjecturer que ce qui se meut en ordre au sein du Ciel est pourvu d’intelligence (φρόνιμον) ; le fait que ces êtres se meuvent toujours de la même manière, qu’ils font toujours les mêmes choses, qu’ils soutirent toujours les mêmes passions pourrait être invoqué comme une présomption suffisante de leur vie douée d’intelligence Que les astres aient un esprit pensant (νοῦς), les hommes en devaient trouver la preuve dans l’ensemble des mouvements célestes ; car cet ensemble de mouvements se produit toujours de même, en vertu d’une loi voulue autrefois, une fois pour toutes, et cela depuis un temps dont la durée nous étonne ; il ne va pas par caprice, tantôt vers le haut, tantôt vers le bas, produisant ici certains effets et là d’autres effets, suivant une marche errante et sans orbite fixe.

» La plupart de nos contemporains ont une opinion directement contraire à celle que nous venons de produire ; les êtres qui font toujours les mêmes choses et de la même manière, ils les croient sans âme. » Ils veulent que l’intelligence se trouve là où ils constatent le caprice et le mouvement désordonné ; la fixité des lois leur semble l’effet d’une aveugle nécessité. C’est un préjugé. « La nécessité qui procède d’une âme pourvue d’intelligence est, de beaucoup, la plus puissante de toutes les nécessités ; elle est le maître qui porte la loi, non le sujet qui la reçoit d’autrui (ἄρχουσα γὰρ, ἀλλ’ οὐϰ ἀρχομένη, νομοθετεῖ). »

Les astres sont donc des êtres animés et doués de raison ; la preuve de cette vérité se trouve en l’absolue fixité de leur cours. Mais cette preuve ne vaut que pour celui qui, sous le caprice apparent des mouvements célestes, a découvert ces lois immuables ; elle suppose la connaissance de la véritable Astronomie. Celui qui s’en tient à l’Astronomie des yeux, sans recourir à celle du géomètre, ne voit dans le cours des astres que complication et variabilité incessante. Écoutons ce qu’en dit l’Hôte athénien, au dialogue des Lois[1] : « Nous prétendons que le Soleil et la Lune ne reprennent jamais le même chemin ; il en est de même de certaines autres étoiles que nous appelons errantes. » — « Par Jupiter, mon hôte, vous dites vrai ; au cours de ma vie, j’ai souvent observé soit l’étoile du soir, soit l’étoile du matin, soit d’autres étoiles, et j’ai constaté qu’elles ne reprenaient jamais deux fois le même chemin, qu’elles erraient de toutes sortes de façons ; j’ai vu

  1. Platon, Les Lois, livre VII. 821 (Platonis Opera, éd. cit., vol. II, p. 399).