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LA COSMOLOGIE DE PLATON

plation intellectuelle (νόησις) qui voit les espèces éternelles, la Géométrie est, Platon nous l’a dit au Timée[1] une sorte de raisonnement bâtard (λογισμός νόθος), né de l’union de ces deux modes de connaissance, inférieur ou perfection au dernier, mais incomparablement supérieur au premier. Nous l’avons vu à l’œuvre, ce raisonnement intermédiaire, quand sous les propriétés sensibles des éléments que de perpétuelles transmutations changent les uns en les autres, auxquels ou n’oserait même pas attribuer un nom qui impliquât l’idée de substance, il nous a découvert les figures immuables des polyèdres réguliers. Lorsque le futur citoyen s’adonne à ce mode de raisonnement, il ne doit pas le ravaler vers la connaissance sensible des choses qui passent, mais y rechercher constamment lit discipline qui rendra son âme capable de contempler les choses éternelles.

« Et après l’étude de la Géométrie, ne placerons-nous pas celle de l’Astronomie[2] ? Qu’en penses-tu, Glaucon ? » — « Je le pense : car la connaissance exacte des saisons de l’année, des mois, des années n’est pas seulement utile à l’agriculture et à la navigation ; elle convient encore aux fonctions de celui qui gouverne. » Si Glaucon, pour cette réponse, a escompté l’acquiescement de Socrate, c’est qu’il a fort mal pénétré l’intention de son maître. Celui-ci n’a que mépris pour l’objet utilitaire et pratique que son disciple assigne à la Science astronomique. « Je te trouve bon », dit-il à Glaucon ; « tu m’as tout l’air de craindre que le vulgaire ne te soupçonne d’imposer des études inutiles. » Glaucon pourra bien proclamer que l’Astronomie dirige la contemplation de l’âme vers les choses d’en haut ; Socrate ne l’accordera pas de l’Astronomie ainsi comprise. « Je ne puis admettre qu’une étude dirige l’âme en haut, à moins qu’elle n’ait pour objet ce qui est et ne peut pas être vu. Qu’un homme regarde en l’air avec les yeux grands ouverts ou qu’il regarde la terre les yeux baissés, si l’objet de son étude est quelque chose qui tombe sous les sens, je ne dirai pas qu’il apprend, car il n’y a pas de vraie science (ἐπιστήμη) de ces choses-là, et je ne dirai pas que son âme regarde en haut ; je penserai qu’elle regarde en bas, et cela lors même que cet homme serait couché sur le dos par terre ou qu’il ferait la planche en pleine mer. »

Quelle sera donc cette Astronomie propre à diriger notre âme vers le haut, à lui faire contempler non ce qui se voit, mais ce qui est et ne peut se voir ? Socrate, lorsqu’il en parle, songe à la mémorable découverte que Pythagore a faite[3] touchant le mou-

  1. Vide supra, § III, p. 37.
  2. Platon, La République, 527-530 ; éd. cit., pp. 133-135.
  3. V. Chapitre I. § II, p. 9.