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l’objet de la théorie physique

leur semble le ronflement monotone d’un moulin dont les meules tourneraient sans cesse et ne broieraient que du vent. Doués d’une puissante faculté imaginative, ces esprits sont mal préparés à abstraire et à déduire.

À de tels esprits imaginatifs, la constitution d’une théorie physique abstraite semblera-t-elle une économie intellectuelle ? Assurément non. Ils y verront bien plutôt un labeur dont le caractère pénible leur paraîtra beaucoup moins contestable que l’utilité, et, sans doute, ils composeront sur un tout autre type leurs théories physiques.

La théorie physique, telle que nous l’avons conçue, ne sera donc pas acceptée d’emblée comme la forme véritable sous laquelle la nature doit être représentée, sinon par les esprits abstraits. Pascal n’en omet pas la remarque en ce fragment [1] où il caractérise si fortement les deux sortes d’esprits que nous venons de distinguer :

« Diverses sortes de sens droit ; les uns dans un certain ordre de choses, et non dans les autres ordres, où ils extravaguent. Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes, et c’est une droiture de sens. Les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l’eau, en quoi il y a peu de principes ; mais les conséquences en sont si fines, qu’il n’y a qu’une extrême droiture d’esprit qui y puisse aller ; et ceux-là ne seraient peut-être pas pour cela grands géomètres, parce que la géométrie com-

  1. Pascal : Pensées, édition Havet, art. vii, 2.