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l’objet de la théorie physique

pas des raisons d’être essentiellement différentes.

Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais l’explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que l’ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d’un ordre ontologique ; plus nous soupçonnons que les rapports qu’elle établit entre les données de l’observation correspondent à des rapports entre les choses[1] ; plus nous devinons qu’elle tend à être une classification naturelle.

De cette conviction, le physicien ne saurait rendre compte ; la méthode dont il dispose est bornée aux données de l’observation ; elle ne saurait donc prouver que l’ordre établi entre les lois expérimentales reflète un ordre transcendant à l’expérience ; à plus forte raison ne saurait-elle soupçonner la nature des rapports réels auxquels correspondent les relations établies par la théorie.

Mais cette conviction que le physicien est impuissant à justifier, il est non moins impuissant à y soustraire sa raison. Il a beau se pénétrer de cette idée que ses théories n’ont aucun pouvoir pour saisir la réalité, qu’elles servent uniquement à donner des lois expérimentales une représentation résumée et classée ; il ne peut se forcer à croire qu’un système capable d’ordonner si simplement et si aisément un nombre immense de lois, de prime abord si disparates, soit un système purement artificiel ; par une intuition où Pascal eût reconnu une de ces raisons du cœur « que la

  1. Cf. Poincaré : La Science et l’Hypothèse, p. 190, Paris, 1903.