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le choix des hypothèses

il doit choisir, quelles il doit rejeter, il reçoit cette simple prescription d’éviter la contradiction, prescription désespérante par l’extrême latitude qu’elle laisse à ses hésitations. L’homme peut-il user utilement d’une liberté à ce point illimitée ? Son intelligence est-elle assez puissante pour créer de toutes pièces une théorie physique ?

Assurément non. Aussi l’histoire nous montre-t-elle qu’aucune théorie physique n’a jamais été créée de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a toujours procédé par une suite de retouches qui, graduellement, à partir des premières ébauches presque informes, ont conduit le système à des états plus achevés ; et, en chacune de ces retouches, la libre initiative du physicien a été conseillée, soutenue, guidée, parfois impérieusement commandée par les circonstances les plus diverses, par les opinions des hommes comme par les enseignements des faits. Une théorie physique n’est point le produit soudain d’une création ; elle est le résultat lent et progressif d’une évolution.

Lorsque quelques coups de bec brisent la coquille de l’œuf et que le poussin s’échappe de sa prison, l’enfant peut s’imaginer que cette masse rigide et immobile, semblable aux cailloux blancs qu’il ramasse au bord du ruisseau, a soudainement pris vie et produit l’oiseau qui court et piaille ; mais là où son imagination puérile voit une soudaine création, le naturaliste reconnaît la dernière phase d’un long développement ; il remonte, par la pensée, à la fusion première de deux microscopiques noyaux pour redescendre, ensuite, la série des divisions, des différenciations, des résorp-