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l’objet de la théorie physique

sans qu’aucune des nouvelles venues abroge celles qui l’ont précédée ? Les juges anglais ne se sentent point gênés par cet état chaotique de la législation ; ils ne réclament ni un Pothier, ni un Portalis ; ils ne souffrent point du désordre des textes qu’ils ont à appliquer ; le besoin d’ordre manifeste l’étroitesse d’esprit qui, ne pouvant embrasser un ensemble tout d’une vue, a besoin d’un guide capable de lui présenter, l’un après l’autre, sans omission ni répétition, chacun des éléments de cet ensemble.

L’Anglais est essentiellement conservateur ; il garde toutes les traditions, d’où qu’elles viennent ; il n’est point choqué de voir un souvenir de Cromwell accolé à un souvenir de Charles Ier ; l’histoire de son pays lui apparaît telle qu’elle a été : une suite de faits divers et contrastants, où chaque parti politique a connu successivement la bonne et la mauvaise fortune, a commis tour à tour des crimes et des actes glorieux. Un tel traditionalisme, respectueux du passé tout entier, est incompatible avec l’étroitesse de l’esprit français ; le Français veut une histoire claire et simple, qui se soit déroulée avec ordre et méthode, où tous les événements aient découlé rigoureusement des principes politiques dont il se réclame, comme des corollaires se déduisent d’un théorème ; et si la réalité ne lui fournit pas cette histoire-là, ce sera tant pis pour la réalité ; il altérera des faits, il en supprimera, il en inventera, aimant mieux avoir affaire à un roman, mais clair et méthodique, qu’à une histoire vraie, mais confuse et complexe.

C’est l’étroitesse d’esprit qui rend le Français avide de clarté, d’ordre et de méthode ; et c’est cet amour de