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l’objet de la théorie phvsique

l’esprit ample et faible : une extraordinaire facilité à imaginer des ensembles très compliqués de faits concrets, une extrême difficulté à concevoir des notions abstraites et à formuler des principes généraux.

Qu’est-ce qui frappe le lecteur français, lorsqu’il ouvre un roman anglais, chef-d’œuvre d’un maître du genre, comme Dickens ou George Elliot, ou premier essai d’une jeune authoress qui aspire à la renommée littéraire ? Ce qui le frappe, c’est la longueur et la minutie des descriptions. Il sent, tout d’abord, sa curiosité piquée par le pittoresque de chaque objet ; mais, bientôt, il perd la vue de l’ensemble ; les nombreuses images que l’auteur a évoquées devant lui se brouillent et se confondent les unes avec les autres, tandis que, sans cesse, de nouvelles images accourent pour augmenter ce désordre ; il n’est pas au quart de la description qu’il en a oublié le commencement ; alors, il tourne les pages sans les lire, fuyant cette énumération de choses concrètes qui lui paraissent défiler comme en un cauchemar. Ce qu’il faut à cet esprit profond, mais étroit, ce sont les descriptions d’un Loti, abstrayant et condensant en trois lignes l’idée essentielle, l’âme de tout un paysage. L’Anglais n’a point de semblables exigences ; toutes ces choses visibles, palpables, tangibles, que lui énumère, que lui décrit minutieusement le romancier, son compatriote, il les voit sans peine toutes ensemble, chacune à sa place, avec tous les détails qui la caractérisent ; il voit un tableau qui le charme là où nous n’apercevions plus qu’un chaos qui nous obsédait.

Cette opposition entre l’esprit français, assez fort pour ne point redouter l’abstraction et la généralisa-