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THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES

la généralisation, de la déduction, leurs moyens habituels de pensée lui apparaissent comme des êtres incompréhensibles, manques, incomplets ; il traite avec un profond mépris ces « idéologues » : « Ils sont là douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l’eau, dit-il ; c’est une vermine que j’ai sur mes habits. »

En revanche, si sa raison se refuse à saisir les principes généraux ; si, au témoignage de Stendhal, « il ignore la plupart des grandes vérités découvertes depuis cent ans », avec quelle puissance il peut voir d’un seul coup, d’une vue qui comprend clairement tout l’ensemble et qui, cependant, ne laisse échapper aucun détail, l’amas le plus complexe de faits, d’objets concrets ! « Il avait, dit Bourrienne, peu de mémoire pour les noms propres, les mots et les dates ; mais il en avait une prodigieuse pour les faits et les localités. Je me rappelle qu’en allant de Paris à Toulon, il me fit remarquer dix endroits propres à livrer de grandes batailles… C’était alors un souvenir des premiers voyages de sa jeunesse, et il me décrivait l’assiette du terrain, me désignait les positions qu’il aurait occupées, avant même que nous fussions sur les lieux. » D’ailleurs, Napoléon lui-même a pris soin de marquer cette particularité de sa mémoire si puissante pour les faits, si faible pour tout ce qui n’est point concret : « J’ai toujours présents mes états de situation. Je n’ai pas de mémoire assez pour retenir un vers alexandrin, mais je n’oublie pas une syllabe de mes états de situation. Ce soir, je vais les trouver dans ma chambre, je ne me coucherai pas sans les avoir lus. »

De même qu’il a horreur de l’abstraction et de la