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se fait que notre sang ait coulé ainsi sans jamais s’épuiser.

Jamais pareille émigration d’un peuple ne s’est vue depuis la chute de l’Empire romain ; et encore, les Barbares ne s’émiettaient pas follement comme nous, ils partaient en bloc, fuyaient des steppes mauvaises et marchaient à la conquête des riches provinces d’Italie, des Gaules ou de l’Espagne, tandis que nous décampons en fuyards, nous refusons de conquérir notre propre sol et nous échangeons des terres grandes comme l’Empire romain pour quelques métiers de filatures. Cette abdication flagrante de la moitié d’un peuple est le phénomène le plus complet d’insouciance, de naïveté, de désagrégation nationale qu’ait fourni une nation civilisée à l’histoire du monde. D’aucuns se consolent avec des tirades concluantes sur la mission providentielle des Canadiens bâtisseurs d’églises autour des usines américaines. Les Irlandais, les Allemands, les Espagnols, les Italiens et les Polonais s’adjugent la même gloire… Laissons-là cette poétique échappatoire inventée après coup, pour pallier la désertion de nos ignorants, de nos endettés, de nos flâneurs et de nos éblouis qui se sont lancés malgré leurs prêtres à tous les appâts du lucre, qui souvent sont revenus contaminer les poumons, l’esprit et le cœur de leurs proches restés fidèles, qui ont vu leurs descendants perdre en grand nombre leur langue et leur foi, ou au moins vivre dans des périls d’âmes inconnus de nos campagnes. Les colons apôtres de la Nouvelle-France étaient vraiment tout autres.

Songeons bien que si nous étions devenus quatre ou cinq millions au Canada, nous aurions bien plus d’influence, sinon la haute main sur la conduite des affaires, le Canada serait un pays plutôt catholique, et les États-Unis ne se porteraient pas plus mal sans nous, qui y sommes l’équivalent de zéro.