Page:Ducros - Les Encyclopédistes.djvu/340

Cette page a été validée par deux contributeurs.

critiquer. Mais c’est aussi, disions-nous, la doctrine de l’Église qu’ils veulent atteindre : contre la doctrine orthodoxe de la perversité native de l’homme, les Encyclopédistes ont érigé la doctrine adverse de la bonté originelle dans la primitive humanité. Contrairement à ce qu’enseigne l’Église, l’homme naît bon : mais alors d’où viennent le mal, la discorde et le crime ? de la société.

Avant le dix-huitième siècle, les malheureux se contentaient de maudire le sort, ce qui ne tirait pas à conséquence ; ou, s’ils étaient « libertins », ils s’en prenaient à la Providence, ce qui était moralement plus grave, mais ne faisait d’ailleurs aucun tort aux institutions établies : maintenant, si les uns souffrent, paient les impôts, sont exclus des honneurs réservés à d’autres, c’est parce que la société est mal faite. Il faut donc, si l’on veut déraciner le mal, commencer par inspirer aux hommes le dégoût de l’état social actuel, et le meilleur moyen, pour cela, n’est-il pas de les ramener en esprit vers ces époques primitives où tout ce qu’ils pourront rêver sera parfait, puisqu’il sera le contraire de tout ce qu’ils voient ? On est plus sociable et, en même temps, plus malheureux que jamais ; donc on s’approchera d’autant plus du bonheur qu’on se rapprochera de la nature.

Il ne faut pas oublier toutefois que le dix-huitième siècle, par moments, semble s’être laissé prendre à ce qui n’était d’abord qu’une tactique contre la vieille société qu’on voulait réformer, et nous voyons les inventeurs eux-mêmes de cette tactique s’exalter et s’attendrir peu à peu devant leur peinture à demi-sincère de cette félicité évanouie. C’est que, la foi étant morte, cet infini de jouissances célestes, qui jadis remplissait d’espoir l’âme du croyant, s’était retiré laissant l’âme vide, mais toujours affamée de bonheur : l’état de nature, c’était donc comme le paradis perdu vers lequel s’envolaient tous les rêves d’une vie meilleure. Semblables, suivant une belle image de M. Fouillée, à ces voyageurs qui, dans le désert, croient voir, dit-on, derrière eux l’oasis vers lequel ils marchent, les écrivains