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oublier, méritaient mieux que le mépris, et Voltaire le savait bien, lui qui rendait pleine justice aux « morsures » de l’abbé Guénée. De tous les adversaires de la philosophie, c’est, en effet, l’abbé Guénée qui est le mieux armé en guerre ; très instruit, dialecticien souple et adroit, et, ce qui est très rare dans son camp, bon écrivain et fin railleur, il semble avoir appris la controverse chez les théologiens anglais qu’il cite souvent et l’ironie chez Voltaire lui-même, dont il arrive parfois à attraper le ton badin, le style vif et alerte. Ce n’est pas un mince honneur, pour l’abbé Guénée, d’avoir si bien su jouter contre le plus grand moqueur du siècle que plus d’une fois il mit les rieurs de son côté. Voici d’abord l’homme de goût, qui a lu Voltaire et en a profité : « Nous allons, Monsieur, si vous le voulez bien, reprendre notre Petit Commentaire : il nous tardait d’y revenir, car nous savons que vous aimez la vérité, vous avez raison : c’est un moyen de soulager les lecteurs et de prévenir l’ennui. Vous l’employez fréquemment dans vos écrits ; s’il vous a paru utile pour vous, Monsieur, nous devons le juger nécessaire pour nous, qui sommes si loin de vos talents[1]. » Et aussitôt il épluche en badinant l’article Salomon, du Dictionnaire philosophique. Voltaire avait dit du livre des Proverbes que c’était un recueil de sentences triviales et basses. — « Mais d’abord, réplique Guénée, quand deux ou trois sentences, que vous citez, paraîtraient triviales et basses, qu’en pourriez-vous conclure contre tant d’autres ? Juge-t-on d’un écrit, comme d’une étoffe, par un échantillon ? Si l’on jugeait de même vos ouvrages, si l’on vous citait quelques mauvais vers, quelques froides plaisanteries et qu’on en conclût que tout est indigne d’un grand poëte et d’un excellent écrivain, ce jugement vous semblerait-il équitable ? Nous le trouverions, nous, monsieur, fort injuste. » — Voltaire avait ajouté qu’il y avait, dans les Proverbes, des maximes sans goût. — Et Guénée

  1. Lettres de quelques Juifs portugais, allemands et polonais à M. de Voltaire, avec un petit Commentaire extrait d’un plus grand. Paris, Moutard, 5e édit., 1781 (la 1re édit. est de 1769), III, 300.