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est un respect extérieur que les talents doivent aux titres, il en est un autre, plus réel, que les titres doivent aux talents », dit d’Alembert, dans son Essai sur les gens de lettres. Qu’on n’arrive donc aux places que par le mérite, demande Diderot, et que pour cela « on donne les places au concours », et comme, dans ce concours, les premiers ne sauraient manquer, sous un monarque éclairé, d’être des philosophes, le gouvernement sera enfin confié, comme c’est justice, non plus aux privilégiés de la naissance, mais aux privilégiés de la raison.

Qu’on ne s’y trompe pas, en effet : les philosophes ne demandent pour le peuple que l’égalité civile, toute autre égalité leur paraissant déraisonnable et chimérique : « Les citoyens sont égaux, non de cette égalité métaphysique qui confond les fortunes, les honneurs et les conditions, mais d’une égalité morale qui consiste à être également protégés et également liés par les lois[1]. » Grimm, qui devait connaître la vraie pensée de son ami sur ce sujet, écrivait :

  1. D’Alembert : Éléments de philosophie, Belin, I, 218. Et Voltaire : « Nous sommes tous également hommes, mais non membres égaux de la société. » D’Alembert écrit à Frédéric : « C’est une grande sottise d’accuser les philosophes de prêcher l’égalité (des biens)…, cette chimère impossible. La vraie égalité des citoyens consiste en ce qu’ils soient tous soumis aux lois. » (Œuvres de Fréd., éd. Preuss, XXIV, 487). « L’inégalité des richesses est un effet inévitable de la grandeur des États. » (Encycl., art. Législateur). « Je n’approuve pas dans un État la chimère de l’égalité absolue que peut enfanter une République idéale ; je connais trop la nécessité des conditions différentes, des grades, qui doivent régner dans tous les gouvernements. Dans l’état de nature, les hommes naissent bien dans l’égalité, mais ils n’y sauraient rester : la société la leur fait perdre et ils ne redeviennent égaux que par les lois ». (Encycl., art. égalité par de Jaucourt). Et Rousseau lui-même, quand il collabore à l’Encyclopédie : « Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les droits des citoyens et plus important, à certains égards, que la liberté même. » Si l’on s’en tient à l’esprit général des Encyclopédistes, il nous paraît impossible de trouver en eux des professeurs de socialisme, malgré certains passages isolés dont M. Espinas a tiré des conséquences, selon nous, excessives. Voir, sur ce sujet, d’une part : Espinas : La philosophie sociale du dix-huitième siècle et la Révolution française, Alcan, 1898, et, d’autre part : A. Lichtenberger : Le socialisme au dix-huitième siècle, Alcan, 1893, et la critique des théories de M. Espinas, par M. A. Lichtenberger : Revue critique, 17 oct. 1898.