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LES PEAUX-DE-LIÈVRES

manger l’une des deux chandelles de suif de caribou apportées pour l’autel.

Après une courte prière, ils se roulèrent dans leurs couvertures :

— À ton réveil, murmura le père, tu tueras Fido, et nous le mangerons.

L’Indien s’endormit.

« — Pour moi, raconte le Père Ducot, le sommeil ne venait pas. Notre vraie situation apparut, dans toute son horreur, à mon esprit. Nous étions harassés, affamés, sans vivres, sans le moindre espoir d’un secours, à neuf ou dix journées de marche de la mission. La mort me sembla inévitable. Pour comble de peine, je me jugeai responsable d’avoir cause la perte de mon compagnon. À cette vue, je me sentis trembler de tous mes membres ; malgré mes efforts, mes genoux s’entrechoquaient violemment. Alors, je saisis ma croix d’Oblat, et, les lèvres contre les pieds de mon Jésus crucifié, je le suppliai, par l’amour de son Cœur, de nous venir en aide, d’écouter les Indiens de Bonne-Espérance, qui, en cette Semaine Sainte, le priaient pour le missionnaire de Sainte-Thérèse et pour ses enfants… Tout à coup je m’endormis, sans m’en apercevoir, et ne m’éveillai que sous le grand soleil, au bruit de la hache de mon jeune homme, en train de faire du feu. Je venais de passer des heures délicieuses.

« — Père, faut-il le tuer, demanda Alphonse, en me voyant remuer ?

« — Certainement, répondis-je. C’est notre seule ressource.

« En même temps, je me cachai dans ma couverture, pour ne pas voir la tête de Fido tomber sous le coup de hache que lui porta aussitôt l’exécuteur. »

Ils déjeunèrent du chien, trouvant la chair agréable.

Mais, soudain, le cœur de l’Indien bondit. Le flot des traditions de sa race venait d’assaillir sa mémoire : manger du chien, de la bête immonde, n’était-ce pas violer le tabou des tabous, et appeler sur sa tête, sur les têtes de tous les Dénés la malédiction du puissant mauvais… yédariéslini ? Épouvanté, il déclara qu’il n’en voulait plus, qu’il n’y toucherait plus, qu’il refusait même de porter ce qui restait.