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AUX GLACES POLAIRES

naires, que nous n’avons pas décrite : l’arrêt soudain d’un esquif dans les glaces.

Le Père Joussard est au fort Smith, l’automne 1884. Les Indiens veulent le retenir parmi eux. Mais il doit partir pour sa résidence de Saint-Joseph, avec une barque contenant 112 ballots, qui viennent d’arriver aux rapides, et qui sont les effets des missions du Mackenzie pour 1885. L’hiver menace. C’est de ce voyage qu’il rend compte à Mgr  Clut :

« … Il faut que je quitte mes enfants ; mais mon cœur se resserre comme si de nouveau je faisais le sacrifice de la famille. Ah ! c’est que je les aime ardemment mes sauvages. Et ils en sont dignes !

« La terre est déjà couverte de son blanc linceul ; le temps est froid ; la neige tombe abondante ; la rivière s’épaissit. Nous sommes le 13 octobre. Je pars avec trois jeunes gens, non sans me confier de toute mon âme à notre bonne Mère : car je prévois plus d’un danger… Le lendemain, notre timonier tombe malade, incapable de tenir la rame ; je prends sa place. Le temps presse ; de gros glaçons, vraies banquises, se promènent déjà sur la rivière. Jour et nuit, nous nous laissons emporter au courant, car mes deux rameurs sont insignifiants pour une charge d’environ 11,200 livres, dont notre bateau déborde. Je ne crains qu’une chose : échouer, en plein fleuve, sur quelqu’un des bancs de sable, nombreux à cette époque de la décroissance des eaux. Le pesant bateau, une fois plaqué sur l’écueil par le courant, résisterait à tous nos efforts ; et la glace ne tarderait pas à nous y briser. Ce que je craignais, nous arriva dans les ténèbres de la troisième nuit ; et, sans un secours d’en-haut, je ne sais ce qui fût advenu de nous. Voyez-nous donc au milieu de ce fleuve. Depuis longtemps nous luttons pour gagner la rive gauche, et avoir ainsi, en cas de malheur, la ressource de regagner à pied, à travers bois, notre île lointaine (l’île d’Orignal) du Grand Lac des Esclaves. Mais, malgré nos efforts, nous ne gagnons rien : le courant et les banquises nous poussent, avec fureur sur la rive droite où nous attend le désert, la mort. Des glaçons, mordants comme des limes, pressent sans cesse les flancs de notre embarcation, et vont finir par les ouvrir. La nuit est profonde, et, dans les ténèbres, on n’entend