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fournit les provisions de l’hiver. Les hommes et les bêtes s’en nourrissent, pendant que les rivières sont gelées.

Nous remarquions pourtant beaucoup de force et de vigueur dans la plupart de ces pauvres gens : mais la chair des animaux à manger, qui sont très rares dans tout ce pays, est d’un goût qui n’est pas tolérable. Quoiqu’on nous en eût averti, nous avions peine à le croire. Nous fîmes chercher un petit cochon, c’est ce qu’ils estiment le plus, nous le fîmes apprêter à la manière ordinaire, mais dès que nous en eûmes goûté, nous fûmes obligés de le renvoyer : les valets mêmes, tout affamés qu’ils étaient de viande, parce qu’ils ne vivaient depuis longtemps que de poisson, n’en pouvaient souffrir le mauvais goût. Les chiens de ce pays tirent les traîneaux sur les rivières glacées, et sont fort estimés.

Nous rencontrâmes en retournant la dame d’Ousouri, qui venait de Peking, où son mari, le chef général de la nation, était mort : il y jouissait des honneurs et des prérogatives de garde du corps. Elle nous dit qu’elle avait cent chiens pour son traîneau. Un qui est fait à la route va devant, ceux qui sont attelés, le suivent sans se détourner, et s’arrêtent en certains endroits, où on les remplace par d’autres pris dans la troupe venue à vide. Elle nous protesta qu’elle avait fait souvent de suite cent lys chinois, c’est-à-dire, dix de nos grandes lieues.

Au lieu de nous apporter du thé, comme c’est la coutume parmi les Chinois, et les autres Tartares, ses domestiques nous apportèrent sur un bandege de rotin assez propre, de petits morceaux d’esturgeons : cette dame, qui savait le chinois, avait l’air et les manières bien différentes de ces Yu pi ta se qui, généralement parlant, paraissent être d’un génie paisible, mais pesant, sans politesse, sans teinture de lettres, et sans le moindre culte public de religion. Les idoles même de la Chine n’ont point encore pénétré jusques chez eux. Apparemment que les bonzes ne s’accommodent pas d’un pays si pauvre, et si incommode, où l’on ne sème ni riz, ni froment, mais seulement un peu de tabac dans quelques arpents de terre qui sont près de chaque village, sur les bords de la rivière. Un bois épais et presque impénétrable couvre le reste des terres, et produit des nuées de cousins, et d’autres semblables insectes, qu’on ne dissipe qu’à force de fumée.

Nous avons en Europe presque tous les poissons qu’on prend dans ces rivières, mais nous n’avons pas cette quantité d’esturgeons, qui fait la principale pêche de cette nation. Si on l’en croît, l’esturgeon est le roi des poissons, il n’y a rien qui l’égale : ils en mangent certaines parties, sans même les montrer au feu, prétendant par ce moyen profiter de toutes les vertus qu’ils leur attribuent.

Après l’esturgeon ils estiment fort un poisson, que nous ne connaissons pas : il est en effet un des meilleurs qu’on puisse manger ; il a presque la longueur et la forme d’un petit thon, mais il est d’une plus belle couleur : sa chair est tout à fait rouge, c’est ce qui le distingue des autres ; il est rare, et nous n’en pûmes jamais voir qu’une ou deux fois.