l’affreux spectacle de tant d’hommes mourants, et entendre de ses oreilles les tristes gémissements de tant d’autres qui se croient malheureux de vivre ? Comment pourrait-elle goûter la nouvelle de la victoire, et les conjouissances qui la suivent ? Croyez-moi, quand vous auriez d’aussi habiles généraux, des troupes aussi choisies, des armées aussi fortes, d’aussi grandes réserves d’argent et de munitions, qu’en avaient les quatre princes dont j’ai parlé ; instruit par leur exemple de la triste fin où aboutissent les guerres en apparence les plus heureuses, vous devriez craindre sagement de vous y engager sans nécessité. Combien à plus forte raison devez-vous craindre dans l’état où sont les choses ? Ce que vous avez d’officiers ne sont pas comparables à ceux qu’ils avaient. Les trésors et les greniers publics sont presque épuisés. A peine y a-t-il de quoi payer aux officiers de tout l’empire les appointements ordinaires. Les largesses qui se faisaient au Nan kiao[1], qui étaient d’un usage si ancien, sont depuis longtemps retranchées.
Quelque habile que vous soyez, il me paraît que de remuer dans de telles circonstances, est une chose bien dangereuse. Les maladies suivent la disette, et l’augmentent. Les brigands de l’est et du nord vous voyant occupé ailleurs, recommenceront leurs courses. Si, quand vous serez bien engagé dans la guerre que vous commencez, les peuples surchargés dont il faudra bien exiger de nouveaux subsides, perdent à la fin patience, et se joignent aux brigands, ou les imitent, vous voilà réduit au triste état où était l’empire, lorsqu’après les conquêtes de Chi hoang, un bandit, un homme de néant en se révoltant, mit tout en désordre, et fit périr la dynastie Tsin.
J’ai de l’âge, j’ai l’honneur de servir V. M. depuis longtemps : mon zèle qui a toujours été sincère, et qui croît chaque jour, fait que je passe les nuits sans dormir, et souvent, au milieu même de mes repas j’éclate en soupirs, et je fond en larmes. C’est une maxime reçue, qu’avant que de s’engager à quelque chose d’important, il faut examiner si ce qu’on médite s’accorde ou non avec les intentions de Tien. S’il y est conforme, il réussira ; s’il ne l’est pas, il ne peut réussir. Les signes ordinaires par où le prince peut juger si Tien est favorable ou non aux desseins qu’il forme, sont d’une part le règlement des saisons, la fertilité, l’abondance, et d’autres évènements de cette nature ; d’autre part, le dérangement de l’univers, la disette, la famine, et semblables calamités. Or, toutes ces dernières années, rien que d’effrayantes éclipses de soleil, phénomènes extraordinaires dans les astres, tremblements de terre, inondations, sécheresses, maladies populaires. Tout cela se succède sans interruption, et je crois qu’il est mort, à fort peu près, la moitié de vos sujets. Vous pouvez, ce me semble, juger sur tout cela, si le cœur de Tien est favorable à vos entreprises, et conclure qu’il ne l’est pas.
- ↑ C’est à-dire au faubourg du midi, où se faisait la cérémonie solennelle en l’honneur du Chang ti, ou suprême empereur, temps auquel on traitait les vieillards, et on faisait d’autres largesses.