Page:Du halde description de la chine volume 2.djvu/751

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un passant et un inconnu, également froids sur les maux que souffre l’État, et sur les dangers qui le menacent. Qu’y a-t-il de plus déplorable ? Quelques-uns disent pour s’excuser : je me borne à ce qui est de mon ressort, je m’acquitte de mon emploi ; je ne suis pas chargé du reste. Ce n’est pas à moi de m’en inquiéter. Pitoyable excuse ! Il est vrai qu’il y a divers rangs, et divers emplois à la cour du prince : mais chacun, dans le rang qu’il tient, lui doit en bon fils tout le zèle et tout le dévouement dont il est capable. Manquer à ce qu’on lui doit en ce genre, c’est bien pis que de choquer, en faisant son devoir, quelque officier supérieur, et quelque avantage qu’on puisse espérer de sa complaisance pour un homme, qu’est-ce en comparaison du malheur d’offenser Hoang tien[1].

Pour moi, je vois fort bien qu’en certains palais presque aussi respectés et plus redoutables que le vôtre, on prendra les avis que je vous donne, pour une insulte et une témérité. Je sais à quoi je m’expose : mais dix mille morts ne peuvent m’intimider. Ce qui m’encourage le voici. Par dessus tout, Tien, dont je respecte les ordres. Au-dessous de Tien, mon prince et sa maison, pour qui j’ai du zèle. Au-dessous du prince les peuples pour qui j’ai de la compassion. Dût-on me mettre en pièces : Qui suis-je pour m’épargner dans une semblable occasion ? Une fourmi est écrasée ; qui en tient compte ?

Je reviens d’une commission, qui m’a obligé de parcourir un assez grand pays, par où ont passé vos troupes. On dirait, en voyant l’état où y sont les hommes, qu’il n’y a personne dans l’empire, qui soit chargé du soin des peuples, ou qui soit tant soit peu sensible à leurs maux. Les maris engagent leurs femmes, les pères vendent leurs enfants, les plus proches s’abandonnent, et se répandent de tous côtés. On ruine tout dans la campagne : on n’épargne ni mûriers, ni arbres fruitiers. C’est un dégât irréparable. Plusieurs détruisent leurs maisons, et vont les vendre par pièces. On presse celui-ci pour de l’argent, et celui-là pour du grain. Les plus impitoyables créanciers sont vos officiers et leurs commis. Le pauvre peuple languit dans l’oppression. On ne peut voir tant de misère, sans en avoir le cœur percé. Je n’en parle point par ouï dire : j’ai vu tout ce que j’expose ; je l’ai marqué le jour même sur mes mémoires : c’est sur ces mémoires réunis que j’ai dressé une carte, où le tout est représenté. Comme je n’y mets rien que je n’aie vu, V. M. peut juger que ce que ma carte contient, n’est pas la centième partie de ce qui se passe. Je ne doute point cependant, qu’il n’y en ait plus qu’il n’en faut pour attendrir V. M. pour lui faire pousser bien des soupirs, et lui tirer bien des larmes. Que serait-ce, si elle voyait ce qui se passe plus au loin, où l’on assure que la misère est encore plus grande ? Je joins cette supplique à ma carte ; et je prie Votre Majesté d’examiner l’une et l’autre, si après y avoir pensé, elle veut bien exécuter ce que[2] je propose, et que dans l’espace de dix jours il ne pleuve pas ;

  1. Ciel, Empereur.
  2. En premier lieu, ouvrir ses greniers et ses trésors pour le soulagement des misérables. En second lieu, ôter les nouveaux impôts et casser les nouveaux règlements onéreux aux peuples.