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qu’à Forges ainsi qu’à Paris et partout ailleurs vous êtes ma seule ressource et le seul sur qui je compte, j’aurais dit et de qui j’exige ; mais ces mots vous paraissent trop malsonnants. La Pecquigny n’est d’aucune ressource, et son esprit est comme l’espace il y a étendue, profondeur, et peut-être toutes les autres dimensions que je ne saurais dire, parce que je ne les sais pas ; mais cela n’est que du vide pour l’usage. Elle a tout senti, tout jugé, tout éprouvé, tout choisi, tout rejeté ; elle est, dit-elle, d’une difficulté singulière en compagnie, et cependant elle est toute la journée avec toutes nos petites madames à jaboter comme une pie. Mais ce n’est pas cela qui me déplaît en elle : cela m’est commode dès aujourd’hui, et cela me sera très-agréable sitôt que Formont sera arrivé. Ce qui m’est insupportable, c’est le dîner elle a l’air d’une folle en mangeant ; elle dépèce une poularde dans le plat où on la sert, ensuite elle la met dans un autre, se fait rapporter du bouillon pour mettre dessus, tout semblable à celui qu’elle rend, et puis elle prend un haut d’aile, ensuite le corps dont elle ne mange que la moitié ; et puis elle ne veut pas que l’on retourne le veau pour couper un os, de peur qu’on n’amollisse la peau ; elle coupe un os avec toute la peine possible, elle le ronge à demi, puis retourne à sa poularde ; après elle pèle tout le dessus du veau, ensuite elle revient à ronger sa poularde cela dure deux heures. Elle a sur son assiette des morceaux d’os rongés, de peaux sucées, et pendant ce temps, ou je m’ennuie à la mort, ou je mange plus qu’il ne faudrait. C’est une curiosité de lui voir manger un biscuit ; cela dure une demi-heure, et le total, c’est qu’elle mange comme un loup il est vrai qu’elle fait un exercice enragé. Je suis fâchée que vous ayez de commun avec elle l’impossibilité de rester une minute en repos. Enfin voulez-vous que je vous le dise ? elle est on ne peut pas moins aimable elle a sans doute de l’esprit ; mais tout cela est mal digéré, et je ne crois pas qu’elle vaille jamais davantage. Elle est aisée à vivre ; mais je la défierais d’être difficile avec moi je me soumets à toutes ses fantaisies, parce qu’elles ne me font rien ; notre union présente n’aura nulle suite pour l’avenir. Si je n’avais pas l’occupation de vous écrire je m’ennuierais à la mort ; mais cela remplit une bonne partie de la journée, et me voilà tout accoutumée à me coucher de bonne heure. Je crois avoir fait un excès quand dix heures et demie me surprennent debout.