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THÉOPHILE GAUTIER.

n’ai que cela pour vivre et d’autres en vivent auprès de moi. » En ceci rien d’exagéré ; comme Scarron, plus justement que Scarron, Gautier pouvait dire : « J’ai toujours logé à l’hôtellerie de l’impécuniosité. » Il n’était pas seul dans son existence et la famille se pressait autour de lui. Il supportait des charges à la fois lourdes et lancinantes que bien d’autres eussent répudiées, qu’il avait acceptées sans faiblir et qu’il ne renia jamais : que ceci soit dit à son perpétuel honneur. Le devoir consiste à subir les conséquences de sa propre vie et non point à s’y soustraire. Sous ce rapport, Gautier, dont on a souvent raillé l’immoralité — j’entends celle du propos trop vif et de la comparaison trop hardie, — a fait preuve d’une moralité supérieure ; il est resté solidaire à lui-même et n’a jamais abandonné ceux qui avaient quelque droit de compter sur lui.

Longtemps après que Girardin avait commis cet acte de mauvais goût, vers 1862 ou 1863, je me rencontrai avec lui dans une ville d’eaux ; un soir que nous étions assis côte à côte et que nous causions sans témoins, je lui demandai pourquoi, en cette circonstance, il s’était montré si agressif et si dur. Il me regarda avec cet air impertinent et gouailleur qui lui était familier : « Gautier, me dit-il, est un imbécile qui ne comprend rien au journalisme ; je lui avais mis une fortune entre les mains ; son feuilleton aurait dû lui rapporter trente ou quarante mille francs par an, il n’a jamais su lui faire produire