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THÉOPHILE GAUTIER.

belle Muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme et qu’il faut avoir ces demoiselles pour maîtresse, mais jamais pour femme. » Le pauvre Gautier le sut ; sa femme légitime fut la critique — mariage de raison — qui lui apporta en dot le feuilleton dramatique. Il en vécut, tout au moins il en subsista ; mais on peut affirmer que plus d’un poème en mourut, faute d’avoir eu le temps de venir au monde. De ceci il ne se consola jamais et se comparait volontiers à un cheval de course attelé à une charrette de moellons. La charrette c’était cette corvée hebdomadaire chargée de vaudevilles, de pantalonnades, de turlutaines et de drames épais qu’il lui fallait accomplir, à heure fixe, sous peine de jeûner et de faire jeûner les siens. Un jour, il me disait avec la mélancolie souriante qui lui était familière : « Je crois que je suis l’héritier légitime de Gautier-sans-avoir. Il m’a légué sa pauvreté et sa mauvaise fortune. Comme lui je n’ai ni fief ni aumônière pleine ; comme lui j’ai guidé la croisade vers la terre sainte de la littérature et comme lui je mourrai en route sans même apercevoir de loin la Jérusalem de mes rêves. »

Son premier article fut consacré aux peintures décoratives qu’Eugène Delacroix venait de terminer à la Chambre des Députés. Il continuait ainsi la critique d’art, en laquelle il passa maître, et où il s’était déjà essayé dans quelques journaux littéraires de ce temps-là. Il y acquit rapidement une notoriété considérable et dans le monde des artistes il eut une autorité que souvent il fallut subir. Dès le Salon