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THÉOPHILE GAUTIER.

il ne l’a jamais livré : non pas qu’il manquât de force ou de courage, mais parce que les armes qu’il eût fallu employer répugnaient à la loyauté de ses mains et à sa conscience d’artiste. Il a rêvé une situation officielle, il a été surpris que ses aptitudes n’aient point été utilisées ; mais, pour obtenir ce qu’il désirait, il eût fallu se pousser en avant, et la muse le retenait loin de toute compétition. S’il n’a pu être « quelque chose », il a été quelqu’un ; ce qui vaut mieux pour sa renommée.

Plus la civilisation, poursuivant sa marche inéluctable, pénétrera dans la démocratie, moins les hommes pareils à Théophile Gautier, les rêveurs, les poètes, les amoureux de belles choses dont on ne vit pas, peut-être parce qu’elles sont immortelles, moins ces prédestinés trouveront de place dans la société humaine. Leur œuvre, n’ayant aucune utilité immédiate et ne représentant qu’une valeur idéale, sera de plus en plus dédaignée. L’heure est à l’action, le rêve est condamné. Chacun pour soi et le diable pour tous. On s’ouvre la route à coups de coude, sinon à coups de couteau. Au milieu de cette foule et de cette bataille, que peut faire le poète, j’entends le poète exclusif, tenant sa lyre en main et n’ayant d’autre souci que de l’empêcher d’être brisée dans la cohue des convoitises ? Il n’y a plus de François Ier pour distribuer des pensions aux ajusteurs de rimes, plus de prélats pour leur accorder des bénéfices, plus de grands seigneurs pour les aider à vivre. Cela me semble préférable ; la