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LE VOYAGEUR.

victime des révolutions. » On en a souri, on a eu tort ; il n’avait dit que la vérité.

En 1850, accompagné de Louis de Cormenin qu’il aimait tendrement, il partit pour l’Italie, et la visita depuis Domo d’Ossola jusqu’à Naples. Pendant près de deux mois, il prolongea son séjour à Venise, que l’aigle autrichienne venait de ressaisir. C’était bien alors la cité triste et touchante dont a parlé Edgar Quinet : « Venise morte, sur son coussin de soie, qu’un gondolier amenait à Josaphat à travers la tempête.  » Grâce au ciel, elle est ressuscitée avant le jugement dernier. Gautier fut conquis par la vieille ville des doges, du conseil des Dix, des gondoles et de la place Saint-Marc. Le livre qu’il lui a consacré — Italia — est entre toutes les mains. Le talent considérable que l’on constate à chaque page du Voyage d’Espagne s’est fortifié encore et concentré. Jamais la réalité — je ne dis pas le réalisme — n’a été poussée plus loin. Plus tard, Gautier a pu faire aussi bien, il n’a pas fait mieux, ni lorsqu’il décrit la Corne-d’Or, ni lorsque du haut du Kremlin il jette un regard d’ensemble sur Moscou. Il lui suffit d’une phrase, parfois d’un mot, et il fait une évocation dont la puissance est pour surprendre. Quel est le voyageur ayant été à Venise qui ne croira pénétrer dans l’église Saint-Marc, en lisant : « La première impression est celle d’une caverne d’or incrustée de pierreries, splendide et sombre, à la fois étincelante et mystérieuse » ? Venise tout entière revit ainsi, palpite et se ranime ;