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LE VOYAGEUR.

douteuses, assoupissante des salles de spectacle, au lieu du travail dans la chambre étroite, de la flânerie sur les boulevards où l’on est coudoyé par chaque passant, des repas dans les cafés rances où l’on est rassasié, dès l’entrée, par l’odeur des viandes mâchées, au lieu de ces dégoûts, de ces affadissements qui sont inhérents à toutes les grandes villes, la vie en plein air, la montagne abrupte, la gorge profonde, le fleuve à demi desséché où verdissent les herbes folles, le galop des mules bruyantes de grelots, la belle fille brune qui passe portant sur sa tête un vase de cuivre, les larges horizons, les couchers de soleil dorant la neige des cimes dentelées, quelquefois un palmier qui surgit tout à coup comme une évocation de l’Orient rêvé, et les souvenirs qui murmurent des noms légendaires, et les mosquées que le catholicisme a baptisées après les avoir arrachées à l’islam, et la jeunesse pour mieux savourer toutes ces jouissances dont on est pénétré pour la première fois.

Certes les lits de l’auberge sont durs, le vin sent l’outre en peau de chèvre où il a été contenu, les mendiants sont arrogants, les pavés sont pénibles aux pieds, les moustiques sonnent la charge et attaquent avec ardeur, les brigands sont peut-être embusqués à l’angle du chemin, les cahots sont intolérables dans la voiture mal suspendue, sur la route ravinée, qu’importe ! On est heureux, on est libre, mieux que libre, libéré, et volontiers on s’écrierait comme Goethe : « Ohé ! ohé ! J’ai mis mon bien dans les voyages et les migrations ! Ohé ! ohé ! »