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protection immédiate de la brave garde nationale. On savait ce que cela signifiait ; Guyot-Montpayroux[1] dit : « Alors, nous n’avons plus qu’à nous en aller ; la farce est jouée. » Pas encore ; on n’avait joué que le prologue.

Dans les bureaux, on s’était mis d’accord ; la proposition Thiers était adoptée sans opposition, on venait de désigner les rapporteurs, lorsque tout à coup on fut assourdi par un tumulte qui ne laissa aucun doute aux anciens députés de février 1848. C’était un ouragan de cris : « À bas les traîtres ! Mort aux Prussiens ! Mort à Badinguet ! Mort à l’Espagnole ! Vive Trochu ! Vive la République ! Vive la Sociale ! » L’Assemblée était envahie ; « notre brave garde nationale » avait fait son devoir, comme toujours, en aidant à renverser ce qu’elle avait mission de défendre ; elle avait ouvert ses rangs, elle avait même ouvert les grilles du palais et laissé passer le peuple — « le peuple souverain dans sa force et dans sa majesté ». Le bureau où présidait M. Thiers fut bientôt encombré par la foule ; la populace dominait en nombre, cela n’est pas douteux, mais l’ancien ministre de Louis-Philippe, le futur chef de la République française, put, sans trop d’étonnement, reconnaître, au milieu de la cohue, des orléanistes et des légitimistes de ses amis, car dans cette journée les haines, les rancunes, les ambitions ne restèrent point inactives.

Les collègues de Thiers s’étaient groupés autour de lui pour le protéger. Sa petite taille et sa faiblesse ne lui eussent pas permis une lutte corps à corps et son visage bien connu le désignait aux violents de la bande. Malgré le rempart dont on l’entourait, un grand diable de vétérinaire, haletant, en sueur, échevelé, nommé Régère, qui devait bientôt être membre de la Commune, parvint à mettre la main sur Thiers, qu’il secouait de belle sorte, en lui criant, avec un terrible accent bordelais : « Monsieur Thiers, vous êtes un homme de talent, vous avez écrit des livres, vous êtes un esprit de lumière, mais vous êtes une canaille, parce que vous êtes un bourgeois et que vous n’aimez pas le peuple ; aimez le peuple, mon bon monsieur Thiers, ou je vais vous f… devant le Comité de Salut public ! » Albert Tachard, qui m’a raconté l’historiette et qui était d’une vigueur peu commune, prit

  1. Guyot-Montpayroux (1832-1884), député de l’opposition au Corps législatif depuis 1869. (N. d. É.)