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Il n’était douteux pour personne au Corps législatif, ni pour les députés, ni pour les curieux — bien choisis — qui encombraient les tribunes, que la proposition Thiers serait votée à une énorme majorité. Dès lors, c’était le maintien du Corps législatif, d’un pouvoir régulier, et c’était la ruine des ambitions révolutionnaires. Pour certains énergumènes sans patriotisme ou enivrés d’illusions, il ne pouvait en aller ainsi. Le Corps législatif était coupable, aussi coupable que l’Empereur ; il transmettrait ses pouvoirs à une Constituante qui voterait peut-être — qui sait ? — le rétablissement de la monarchie ou de toute autre forme de gouvernement personnel. La République seule pouvait réaliser les rêves si longtemps caressés, si longtemps refoulés, de bonheur universel ou d’infaillible victoire. Le Corps législatif est l’obstacle qui seul, à cette heure, empêche de proclamer la République, donc il faut l’envahir, le disperser et lui interdire de s’assembler désormais. Il ne s’agissait que d’exécuter un coup de force et l’on y procéda. On y procéda même avec une certaine méthode qui prouve que le plan avait été bien conçu.

À l’intérieur, parmi les députés qui s’employèrent activement à faire retirer les troupes régulières et les sergents de ville, on peut citer avec certitude Steenackers et le comte de Kératry. Ils agirent sur un questeur, le général Lebreton, vieil homme loyal, affaibli, sans initiative, qui toute sa vie avait été un médiocre militaire, au côté duquel j’avais été blessé, pendant l’insurrection de juin 1848, en attaquant la barricade du faubourg Poissonnière, et qui avait la manie d’envisager toute chose « au point de vue stratégique ». C’était son mot. Or le point de vue stratégique n’était point brillant ; accompagné des deux députés que j’ai nommés, il examina la « position », la trouva fort compromise, en conféra avec le général Caussade, qui commandait devant le Corps législatif. Le résultat de la pression exercée par Kératry et Steenackers fut conforme à leurs désirs. Le questeur conseilla au général de se retirer, pour éviter une inutile effusion de sang. Le général Caussade ne se le fit pas dire deux fois ; il prescrivit la retraite des sergents de ville, celle des gendarmes, celle des compagnies de marche. Le Corps législatif était dégarni, sans défense, sans protection ; qui allait l’occuper ?

Par une manœuvre dont le général Lebreton — il avait