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pas longtemps son chemin ; sur le boulevard Bonne-Nouvelle, à la hauteur du théâtre du Gymnase, elle se heurta à une compagnie de sergents de ville des brigades centrales, de ceux que l’on a surnommés les vaisseaux, commandée par un officier de paix. Les vieux soldats, presque tous anciens sous-officiers, indignés que l’on prétextât d’une défaite militaire pour essayer une émeute, n’y allèrent pas de mainmorte, comme l’on dit ; ils tombèrent à coups de poing et même à coups de casse-tête sur les braillards ; il y eut des mâchoires brisées, des yeux pochés, des épaules démises, et toute la bande se dispersa pour ne plus se reformer. Ce tumulte ne fut qu’une perturbation accidentelle, produite par des vauriens habiles à profiter de toute occasion pour faire du tapage, sans mot d’ordre et sans but défini.

Bien plus sérieux et de conséquences autrement pratiques fut le conciliabule qui se tint rue de la Sourdière, vers dix heures du soir. La réunion ne fut point tumultueuse, on sentait que les moments étaient précieux, que l’heure était propice, que le drame touchait à sa fin et qu’il ne s’agissait que de masser les comparses pour précipiter le dénouement. Les principaux personnages du groupe parlementaire de l’opposition étaient là, plus disposés à recevoir la consigne qu’à la donner, attentifs, ouvrant l’oreille, cherchant la popularité et distribuant la monnaie peu coûteuse des poignées de main. Presque tous les hommes qui, vingt-quatre heures plus tard, allaient se trouver investis du pouvoir dont ils devaient être écrasés, étaient présents et faisaient bon visage à quelques revenants de la révolution de 1848.

Deux révolutionnaires passionnés étaient venus : Blanqui, décrété d’accusation, mais introuvable depuis l’affaire des pompiers de la Villette, et Delescluze, le dernier des Jacobins, cervelle étroite et de bon vouloir, qui rêvait le bonheur de l’humanité par la guillotine sans intermittence, singulier illuminé, qui pleurait d’attendrissement en voyant un chien écrasé par une voiture et qui eût sans sourciller fait tuer la moitié du genre humain pour saisir des chimères qu’il n’est jamais parvenu à clairement définir. Si l’un, Blanqui, était fou et si l’autre, Delescluze, était frappé d’une inconcevable obtusité d’esprit, ils n’en possédaient pas moins tous deux la science des émotions populaires ; ils savaient que les foules sont des agrégations nerveuses, des sortes d’êtres inconscients dont la responsabilité, si elle existe, s’évanouit dans