Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/73

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à combattre. Des députés, des journalistes irréconciliables se cherchèrent, se consultèrent et, sans s’arrêter à un plan déterminé, connaissant bien l’usage des révolutions, se donnèrent rendez-vous là où le dénouement devait se produire, au Corps législatif d’abord, à l’Hôtel de Ville ensuite. Il n’était pas besoin de surexciter la population, mais il fallait la contenir jusqu’à ce que l’on pût l’utiliser sur un point donné, sans lui permettre de disperser ses forces.

Vers six heures du soir, la nouvelle commença à être connue dans Paris ; elle s’y répandit, elle y éclata avec la rapidité d’une traînée de poudre qui prend feu. La première impression — l’impression générale — fut de la stupeur ; on avait des langueurs comme après une abstinence prolongée ; un de mes amis traduisit cette sensation en me disant : « C’est à peine si j’ai la force de porter ma canne. » Sur le boulevard, des groupes se formaient, on y parlait à voix basse, ainsi que dans la chambre d’un malade. J’ai vu là de vieux hommes pleurer comme des enfants et j’ai entendu des jeunes gens dire, en se serrant la main : « On saura mourir. » Sur la partie du boulevard où je vaguais, c’est-à-dire de la rue de la Chaussée-d’Antin à la rue Drouot, le sentiment qui dominait, à travers l’affaissement des esprits, était celui de la paix. « Quand on se sera fait tuer jusqu’au dernier, la belle avance ! Il faut donner de l’argent à Guillaume et traiter avec lui. » C’était un orateur de plein vent qui disait cela auprès du passage de l’Opéra ; nul ne regimbait ; un farceur, il s’en trouve même aux bords du Styx, cria tout à coup : « À Berlin ! à Berlin ! » On se mit à rire ; je ne riais guère et je me disais : « Quel singulier animal que la foule ! »

Une bande d’individus composée de gamins, d’oisifs, recrutée dans les cabarets au cours de sa marche, bruyante, malfaisante, mais n’ayant aucune allure résolument révolutionnaire, apparut tout à coup sur la chaussée des boulevards, allant très vite, comme si elle eût craint d’avoir la garde municipale à ses trousses. Elle vociférait : « La déchéance ! la déchéance ! » On distinguait au milieu de la rumeur quelques rares cris de : « Vive Trochu ! » On la regarda passer avec indifférence, sans curiosité ; on avait d’autres émotions au cœur. La manifestation continua sa route, faisant œuvre isolée et n’attirant personne, à peine disait-on : « Que veulent-ils encore, ces imbéciles-là ? » Elle ne poursuivit