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La boîte était celle du « chiffre », c’est-à-dire l’espèce de portefeuille qui servait, entre les ministères et la préfecture de Police, à la transmission des dépêches secrètes arrivées en langage de convention et traduites en clair. Je lus : « Bataille perdue sous Sedan ; Empereur prisonnier, armée prisonnière, pertes énormes. »

Baube se retira ; Piétri vint s’asseoir près de moi ; nous restions sans parler, anéantis. Piétri me dit : « Gardez le secret, il ne sera que trop tôt divulgué ; dès que Paris le saura, le gouvernement s’effondrera de lui-même. — Que va-t-on faire ? — Je ne sais, il n’y a qu’à traiter. — Croyez-vous à une révolution ? — On doit s’attendre à tout, mais tout dépend de Trochu. — Avez-vous confiance en lui ? — C’est un homme faible, que sa vanité peut entraîner. » Au bout d’un instant de silence, Piétri reprit : « Il y a deux ans, je fus mandé à Fontainebleau ; l’Empereur me remit une liste d’officiers généraux qu’il me chargeait de faire surveiller, parce que certaines dénonciations, qui lui paraissaient sérieuses, l’engageaient à s’en méfier ; le premier nom était celui de Trochu. » Au moment où j’allais prendre congé, car l’heure du rapport des chefs de service était sonnée, Piétri me dit : « Dieu sait ce qui va se passer ; nous ne nous reverrons peut-être jamais, embrassons-nous ! »

Je m’arrêtai sur le Pont-Neuf, debout contre le parapet ; longtemps j’ai contemplé Paris avec une indicible tristesse ; il me semblait que toutes les ruines de l’histoire s’accumulaient en moi ; je savais qu’une sorte de loi mystérieuse préside à la fin des capitales, que presque toutes disparaissent dans un cataclysme, et je me demandais si l’heure suprême n’était pas venue. Je vis des mitrailleuses, enveloppées de toile cirée, placées sur des chariots, que l’on conduisait au chemin de fer et que le peuple suivait, en courant et en discutant : « Les Prussiens n’en ont pas de pareilles. — Ils sont bien trop bêtes pour avoir inventé quelque chose. — C’est ça qu’on appelle : le moulin à café ! » J’entendais ces observations ; j’étais surpris de voir tout le monde si paisible et je me disais : « Quelle fureur, quel désespoir, quand ils sauront la vérité ! »

Je n’osais rentrer chez moi ; je ne voulais aller nulle part ; je baissais les yeux pour n’apercevoir personne, tant j’avais peur que l’on ne m’interrogeât et que le secret qui m’étouffait ne s’échappât de mes lèvres. Devant la place de l’École,