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trèrent, non sans peine, auprès du général de Failly, qui déjeunait chez le maire et pestait d’être dérangé : « Mon général, les bois sont pleins de Prussiens ; ils ont une cavalerie nombreuse et beaucoup d’artillerie ; vous allez être attaqué par des forces supérieures. » De Failly levait les épaules. « Ah ! çà ! avez-vous la prétention de m’apprendre mon métier ? » On insistait ; il riait ou s’impatientait et demandait qu’on le laissât tranquille. D’autres émissaires arrivaient : « Général, méfiez-vous ; il y a des Prussiens de tous côtés. » Il riposta : « Tas de c…, vous voyez des Prussiens partout ; les Prussiens ! je sais où ils sont, moi ! Ils sont à vingt lieues d’ici ; f…-moi la paix ! »

Dix minutes après, des paquets de mitraille, tombant de plein fouet au milieu de ses troupes, qui mangeaient, lavaient le linge ou dormaient, lui apprirent que les Allemands étaient moins éloignés qu’il ne l’avait supposé. Nos soldats étaient ébranlés avant d’avoir pu combattre ; cette fois, les fusils Chassepot ne firent point merveille. On abandonna le champ de bataille, où l’on se sentait menacé d’être détruit, et l’on se dirigea vers Sedan par une marche de nuit mal ordonnée, confuse, qui mêla les régiments et produisit plus que du désordre.

Il ne suffit pas de bien se battre ; nous y excellons et, à cet égard, nos adversaires nous ont rendu justice ; il faut savoir faire la guerre, c’est une science difficile et complexe, à laquelle, en 1870, on n’entendait plus rien. L’école militaire de la France, l’Algérie, a été funeste. La seule bataille rangée qu’on y livra, Isly, nous a coûté quatre-vingt-un morts. En Crimée, en Italie, malgré les grands combats, parfois si meurtriers, il n’y eut que des rencontres d’où celui qui frappait le plus fort sortait victorieux, où l’ensemble des héroïsmes individuels tint lieu de stratégie. L’entrain personnel a tout fait dans ces campagnes, mais que peut-il contre des masses disciplinées, menées avec une science mathématique, en vertu d’un plan conçu dès longtemps, profondément médité et dont l’on ne s’est pas écarté ?

Nos ennemis ont fait plus d’une faute, je le crois, mais nous en avons tant fait que nous n’avons pas eu le loisir de nous apercevoir de celles qu’ils ont commises et qui, en tout cas, ne paraissent pas leur avoir été bien préjudiciables. Je ne veux point m’en prendre au destin et accuser les dieux immortels, mais notre mauvaise fortune dépassa la mesure