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dépassées. Ce qui augmentait notre douleur et — pourquoi ne pas le dire ? — notre découragement, c’est que nous comprenions que nul homme, ni dans le gouvernement, ni à l’armée, n’était de taille à nous arracher à l’abîme où nous roulions. Dans le gouvernement — régence, ministère, Corps législatif, Sénat, — toutes les cervelles étaient en débandade ; dans l’armée, toutes les énergies étaient en défaillance ; la France a si peu l’habitude d’être vaincue que personne n’avait plus le sens commun et que l’on semblait fermer les yeux pour ne pas voir le péril.

Les jours ne s’écoulaient plus ; ils se traînaient, haletants, lourds, sans air ni clarté. On vivait dans la nuit, et la nuit est propice aux cauchemars. L’émotion nous débordait ; je me rappelle que, revenant du Journal des Débats avec Albert Petit, nous fûmes arrêtés sur les quais par un régiment — d’infanterie de marine si je ne me trompe — qui se rendait à une gare de chemin de fer. Il y avait du désordre dans les rangs ; quelques hommes que l’on avait trop « régalés » n’étaient point de bonne tenue et avaient des oscillations qu’en d’autres temps la salle de police aurait punies. Sans parler, nous les regardions défiler ; au milieu du peloton d’honneur le drapeau parut ; instinctivement nous le saluâmes et nous ne pûmes réprimer un sanglot.

Si nous étions si profondément troublés en voyant ces soldats qui s’en allaient mourir, en brûlant « les dernières cartouches », nous n’avions pas envie de rire en apercevant les déguisements grotesques dont les « francs-tireurs » aimaient à se revêtir. Veste de velours, ceinture de laine bleu de ciel, armés d’un revolver, sifflet d’appel à la boutonnière, pantalon de toile entré dans la botte, chapeau tyrolien à plume de coq, ils se pavanaient dans les rues, se miraient dans les glaces des cafés, semblables à des bandits d’opéra-comique, se délectant à ce carnaval de patriotisme et empruntant leurs costumes aux titis ou aux débardeurs des journaux de mode.

Ô misère de la patrie ! ces jeunes hommes vigoureux, emportés par le goût du cabotinage et de la mascarade, jouaient à la guerre et n’avaient même point l’idée, puisqu’ils voulaient combattre, d’aller s’engager dans les régiments qui marchaient vers la frontière. Là, on eût pu utiliser leur bon vouloir qui resta stérile, parce qu’il échappa à toute discipline et à toute direction. Ils tuèrent quelques hommes à l’ennemi,