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guerre. Cuvillier-Fleury était avec nous dans le bureau de rédaction ; c’était un ancien prix d’honneur ; il avait été précepteur et ensuite secrétaire des commandements du duc d’Aumale ; c’était un lettré correct, instruit, classique et trop pompeux ; il était membre de l’Académie française, qui l’avait élu en remplacement de Dupin ; il était, en outre, un des bons rédacteurs du journal, où il faisait depuis longtemps la critique littéraire et historique. Il avait épousé Henriette Thouvenel, fille du général, sœur du ministre des Affaires étrangères, ma cousine ; aussi m’appelait-il toujours « mon cher parent », honneur considérable dont jamais je ne me suis senti ému. De ce ton doctoral que le professorat lui avait infligé, et dont il ne fut libéré que par la mort, il me dit : « Dans le cas où les Prussiens feraient le siège de Paris, estimez-vous que le Trocadéro soit une bonne position pour eux ? » Je lui répondis : « Mais le Trocadéro est dans Paris. » Il hocha la tête et lentement, s’écoutant parler : « Il se peut, il est possible, mon cher parent, que vous ayez raison ; en matière de stratégie, je crois prudent de me récuser ; je n’y ai point compétence. »

En sortant du Journal des Débats, je me rendis à l’État-Major, et je demandai au général de Malroy, Lorrain de naissance, ayant fait service à Metz et très habile officier, ce qu’il fallait penser de cette histoire de carrières de Jaumont, que l’on colportait de tous côtés. Il leva les épaules et me dit : « Comment, tu te préoccupes de bourdes pareilles ; je ne te croyais pas si nigaud. »

C’était une bourde en effet, et il y en a eu bien d’autres et de plus fortes, dont les cœurs battirent cependant, car on s’obstinait à espérer, même contre tout espoir. On ne pouvait se résigner à dire : « Tout est perdu », et l’on croyait toujours, et jusqu’à la minute suprême on crut qu’un incident, je ne sais lequel, allait nous délivrer et porter nos drapeaux au-delà du Rhin. On nous trompait, cela ne fait point doute, mais nous excellions à nous laisser tromper et même à nous tromper nous-mêmes. L’Impératrice y aidait ; dès qu’elle se trouvait en présence des ministres, elle disait : « J’ai de bonnes nouvelles, mais je ne puis vous les communiquer. » On respectait sa discrétion, pour ne pas nuire aux manœuvres militaires qui doivent rester secrètes, et l’on se réjouissait, quitte à retomber plus bas dans le découragement, lorsque l’on entrevoyait la vérité.