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Je n’ai rien changé à ce que j’ai écrit alors, sous le coup même de l’événement. Ceux qui ont tenté de remplacer Gambetta et d’exercer l’autorité que la mort lui a ravie rappellent ces huit maréchaux de France, créés après le coup de canon de Salzbach, que l’on avait surnommés la monnaie de M. de Turenne et qui partout étaient battus.

À l’heure même où Gambetta s’en alla vers les destinées d’outre-tombe, les fractions qui composaient le parti conservateur s’émurent, car la politique est implacable, la mort n’en suspend pas les combinaisons ; au contraire, elle les accroît, avive l’ambition et surexcite les espérances. Bien vite, on supputa les chances et on conclut que seul le général Chanzy pouvait dorénavant succéder à Jules Grévy. N’aurait-il pas pour lui les hommes d’ordre, plus nombreux que l’on ne croit, — c’est la phrase consacrée, — et les impérialistes qui ne savaient plus à qui porter leurs hommages, et les légitimistes déçus dans leurs efforts, et les orléanistes fatigués d’attendre une manifestation qui jamais ne se produisait, et les républicains modérés qui voulaient quelque stabilité dans le gouvernement, et les patriotes qui se souviendraient de l’armée de la Loire ? Donc l’élection est assurée, ce n’était qu’une affaire de patience ; on n’avait plus qu’à attendre le terme fixé par la loi, à moins que l’on ne fît naître une occasion de le devancer. Le candidat favori ayant disparu, rien ne pouvait faire obstacle à ce jeune général que la France attendait pour se donner à lui.

La veille des funérailles de Gambetta, c’est-à-dire le 5 janvier 1883, le général Chanzy fut trouvé mort dans son lit, déjà froid, la bouche souriante, comme s’il eût été frappé au cours d’un rêve heureux. Une gouttelette de sang aux narines indiquait une hémorragie cérébrale, qui résultait probablement de la rupture de l’artère basilaire. À cinq jours de distance, les deux rivaux de l’avenir se suivaient sur la route qui mène au pays d’où l’on ne revient jamais, emportant avec eux toutes les espérances qu’ils avaient suscitées. Jamais coup double de la destinée ne fut plus brutal.

Ici encore, je copierai la note que j’ai écrite, sous la première impression de la stupeur et du chagrin :

« Décidément, Dieu ne protège plus la France. La nuit dernière, le général Chanzy est mort subitement, à Châlons-sur-Marne, où il commandait le sixième corps d’armée. C’était quelqu’un. Le Prince royal de Prusse m’a dit :