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nous effraie. » Et il ajouta : « C’était un sauveur in extremis ; on est troublé de ne plus l’avoir. »

Pendant que Napoléon III régnait et depuis qu’il est mort, j’ai entendu porter sur lui les jugements les plus disparates. Dans le même salon et à la même heure, selon que vous interrogiez les uns ou les autres sur la valeur intellectuelle et morale de l’Empereur, vous entendiez dire : « C’est un idiot. — C’est un homme remarquable. — Il ne distingue pas sa main gauche de sa main droite. — Il a presque du génie. — Son ambition épouvante les nations voisines. — Sa sagesse rassure l’Europe. — Il perd et déshonore la France. — Il fait de nous le premier peuple du monde. » On ne s’est pas mis d’accord pour le juger, et aujourd’hui encore, après quinze années de tombeau qui auraient dû apaiser les passions, éclairer les esprits et dégager la vérité, on n’en parle qu’avec des cris d’admiration ou des grincements de dents. L’histoire débrouillera ce chaos et dira, je crois, que sa bonne volonté a souvent dépassé ses forces, qu’une sorte de nonchalance a paralysé les efforts qu’il voulait faire, qu’il a été méconnu par ses adversaires, souvent mal compris par ses serviteurs et maladroitement aidé par ses amis ; je me figure qu’il n’a jamais eu de la France qu’une notion imparfaite. Le mot le plus vrai peut-être que j’aie entendu dire sur lui a été prononcé par Sainte-Beuve, qui revenait du château de Compiègne, où il avait été fort en coquetterie avec l’Empereur et l’Impératrice. Comme on lui demandait : « Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? » il répondit : « Ils sont charmants, mais ce sont des étrangers. »

Quel eût été le résultat de sa tentative de restauration impériale, si la fortune ne l’avait brusquement mise à néant ? Bien habile qui pourrait le savoir ; je n’ai même pas une présomption ; je vivais alors, comme toujours, dans une ignorance complète des choses politiques, pour lesquelles je n’ai jamais pu me guérir d’une indifférence qui pourrait porter un autre nom. J’ignorais les tendances de l’opinion publique, la force des partis, l’esprit de l’armée. Il est possible qu’une population surmenée par la guerre, encore épouvantée des horreurs de la Commune, écœurée de la stérilité des débats parlementaires, vivant dans l’incertitude permanente du lendemain, eût fait bon accueil au vieux « sauveur », qu’elle avait déjà vu à l’œuvre. J.-M. Piétri le croyait ; un peu égaré par la chaleur de son dévouement