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loin que l’on ne pense, car j’ai offert de ne prendre ni Metz, ni la Lorraine allemande, à la condition de signer le traité de paix avec Napoléon ; on m’a signifié que l’on préférait continuer la guerre ; j’ai dû céder, je crois que j’ai eu tort ; car nous étions les maîtres, et nous étions en droit, nous étions en mesure d’imposer notre volonté. Napoléon rentré aux Tuileries, humilié, vaincu, ayant perdu toute influence morale en Europe, c’était la paix assurée pour longtemps[1]. Je reconnais, du reste, que je me suis trompé sur la France ; je la croyais plus vigoureuse et moins riche ; nous le saurons désormais, si nous devons encore avoir affaire à elle. Les événements ont renversé toutes mes combinaisons ; mon désir secret, mon vœu le plus ardent, lorsque je suis arrivé aux affaires, était de nouer une alliance intime avec la France ; le diable ne l’a pas permis. En 1867, lorsque cette sotte histoire du Luxembourg a failli nous brouiller, notre attaché militaire à Paris est venu me trouver et m’a dit : « Jamais l’occasion ne sera plus propice pour tomber sur la France ; le Mexique a absorbé bien des hommes ; on modifie l’armement, tout est en désarroi ; la victoire est certaine. » Je lui ai répondu : « La guerre entre la Prusse et la France serait un tel malheur pour l’humanité que je n’y consentirai que si j’y suis forcé[2]. » Les Français ne nous ont point pardonné la bataille de Königgrätz [Sadowa] ; mon amour pour la paix ne va pas jusqu’à me laisser donner des coups de pied au derrière. On nous a cherché querelle ; nous ne pouvions faire que relever le gant que l’on nous jetait. Napoléon a été le bouc émissaire de son parlementarisme et du chauvinisme de ses sujets. Nous avons regretté sa chute, car il avait mieux gouverné que ses prédécesseurs[3]. S’il revient, nous nous applaudirons de son retour et nous le lui prouverons en lui laissant désigner celui de nos diplomates qu’il désirera voir accréditer auprès de lui. Dites tout cela au général Fleury, et qu’il agisse en conséquence. Au reste, sauf l’Italie, qui se

  1. Ces faits m’ont été confirmés par Bamberger, qui, pendant la durée de la guerre, fut un des confidents et le correspondant de Bismarck.
  2. L’attaché militaire était le baron de Loe ; je lui ai répété le propos attribué à Bismarck par le comte Chouvaloff ; il m’a dit : « Rien n’est plus exact, vous pouvez l’affirmer en vous autorisant de mon témoignage. » C’est ce que je fais.
  3. Cette idée est souvent exprimée par le roi de Prusse dans ses conversations avec Schneider. Cf. Schneider, L’Empereur Guillaume, passim.