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revendiquait ses droits de président du Conseil des ministres, responsable devant les Chambres. L’un voulait agir par « la force morale » sur les révolutionnaires, sur les gardes mobiles récalcitrants, sur les recrues qui commençaient déjà à fréquenter plus volontiers le cabaret que le champ de manœuvre ; l’autre, qui était un autoritaire ayant commandé une armée qu’il avait guidée jusqu’en Chine, déclarait à Trochu qu’il était las de ses calembredaines et qu’il y avait des prisons, aussi bien pour les mauvais soldats que pour les perturbateurs.

L’autorité du gouverneur, l’autorité du ministre étaient indépendantes l’une de l’autre et se heurtaient par mille contacts journaliers, que l’on semblait s’efforcer de rendre pénibles. À cette heure où tout péril nous menaçait, où ce n’était pas trop du concours de toutes les volontés pour améliorer une situation presque désespérée, où l’harmonie la plus complète pouvait seule grouper les forces en vue d’une action commune, la division faite d’amour-propre froissé et de prétentions hiérarchiques séparait les deux pouvoirs auxquels le salut de Paris avait été confié. Les journaux s’en mêlaient et jetaient de l’huile sur le feu. Comme on sentait dans le général Trochu un homme qui se mettrait en opposition avec le ministre de la Guerre, c’est-à-dire avec le gouvernement, il devint tout de suite populaire et les ennemis de l’Empire regardèrent vers lui avec confiance. Fut-il un traître, comme on l’a répété à satiété, non pas ; il était niais, incapable et bavard. On a dit de lui que c’était un Émile Ollivier militaire ; le mot est juste.

Une seule fois je l’avais aperçu, avant sa haute fortune et sa mésaventure ; cela m’avait suffi pour le juger ; car, dans sa naïveté, le pauvre homme ne se déguisait guère. Il se trouvait très bien comme il était et se montrait avec plaisir. C’était au cours de l’Exposition universelle de 1867 ; le prince Napoléon avait donné au Palais-Royal un grand dîner auquel j’avais été invité. Les convives étaient fort nombreux et entremêlés de pachas, de généraux, de diplomates, de membres de l’Institut. Après le dessert, on alla prendre le café et fumer dans la salle de billard ; j’étais assis dans un coin et je causais avec Ernest Renan, lorsque mon attention fut attirée par un groupe qui s’était formé autour de deux personnages dont je ne savais point les noms.