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dans sa chambre : « L’Empereur accepte votre proposition : l’affaire est conclue. » Pouyer-Quertier fit un bon de joie. « Mais je n’ai pas les pouvoirs pour traiter cette question ; il faut que je retourne à Versailles, afin de les demander à M. Thiers. » Bismarck répondit : « Allez et revenez vite ; vous avez notre parole. » Pouyer-Quertier était heureux de ce succès inespéré ; il croyait avoir fait un coup de maître et qu’on lui en témoignerait bonne gratitude.

Il fut désappointé. Dès que Thiers apprit par lui que l’empereur d’Allemagne consentait, sous les conditions stipulées, à rappeler ses troupes, il devint furieux. « Qui vous a prié de vous mêler de mes affaires ? Vous ne comprenez donc pas que j’ai besoin de la question de la libération du territoire pour être maître de cette assemblée ? Une fois les Allemands retournés chez eux, je ne serai plus qu’une de ces vieilles bornes contre lesquelles les chiens lèvent la patte ; j’ai besoin de deux ans pour terminer ce que j’ai entrepris. » « Et voilà pourquoi, ajoute Paul Dhormoys, pendant deux années encore, la France supporta les charges de l’occupation, le paiement, l’entretien des troupes allemandes et leur présence sur notre territoire[1]. »

Si sincère que fût ce récit, si vraisemblable qu’il fût pour ceux qui avaient connu l’ambition de Thiers, j’hésitais à y ajouter foi sans restriction. J’imaginais que le fond en était vrai ; mais que d’une conversation après boire, entre deux plénipotentiaires bien disposés l’un pour l’autre, on avait fait un projet de convention près d’être exécuté. Je voulus savoir, autant que possible, à quoi m’en tenir et, au mois de septembre 1887, peu de temps après avoir lu le volume de Paul Dhormoys, j’interrogeai le comte Lehndorf — le beau Lehndorf, — aide de camp de l’empereur Guillaume, profondément dévoué à son vieux maître, très galant homme, un peu bébête et la coqueluche des Berlinoises de toute catégorie.

Il n’éluda point la réponse et fut très net : « Le récit est exact ; on eût, sans tarder, donné l’ordre de ramener en Allemagne le corps d’occupation ; l’Empereur fut même contrarié du résultat négatif de la négociation ; il s’exprima en termes vifs sur M. Thiers. Il fut d’autant plus mécontent que Manteuffel[2] redoutait pour nos soldats l’influence socialiste des théories françaises. Cela seul nous eût engagés à

  1. Paul Dhormoys, loc. cit., p. 231-237.
  2. Commandait les troupes d’occupation en France. (N. d. É.)