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magne, notamment la Saxe, n’en voulaient point, par crainte d’une concurrence qu’ils redoutaient. Je n’en crois rien.

À cette époque, Bismarck, gigantesque et ventripotent, ne s’était point encore soumis au régime que lui imposa le docteur Schweninger et qui, de cent vingt-sept kilos, le ramena au poids plus raisonnable de quatre-vingt-dix ; sa forte tête n’était point émue par la boisson et souvent, avant de se mettre à table, il buvait deux bouteilles de vin de Champagne en guise d’apéritif.

La veille du jour où l’instrument diplomatique devait recevoir les signatures, les paraphes et les cachets, Bismarck et Pouyer-Quertier avaient passé la soirée côte à côte, relisant les articles, soupesant les phrases, calculant l’exacte portée des mots ; la besogne était fastidieuse ; afin de la rendre moins pénible, on buvait de la bière pour se rafraîchir, puis de l’eau-de-vie pour réchauffer la bière, puis de la bière pour refroidir l’eau-de-vie, et ainsi de suite, sans désemparer. On eût dit que l’honneur national était en jeu. Les deux compères étaient de belle humeur, pour un peu ils eussent entonné le refrain :

D’abord nous trinquerons pour boire.
Et puis nous boirons pour trinquer.

Pouyer-Quertier, voyant Bismarck en si bonne disposition, lui demanda, à brûle-pourpoint, de faire évacuer immédiatement le territoire français par les troupes allemandes. Bismarck répondit : « Cela nous conviendrait d’autant mieux que nous sommes accablés par les doléances des familles, qui souffrent de l’éloignement de leurs parents ; si nous pouvions être certains du paiement des trois milliards que vous nous devez encore, nous nous retirerions sans délai. » Pouyer-Quertier lui proposa un système de traites endossées par les maisons de banque d’Europe dont le crédit était le plus solide. Le Chancelier estima que la garantie était suffisante et l’accepta, tout en réservant l’approbation de l’Empereur, qui était à Berlin, et dont il promit de prendre les ordres le plus rapidement possible ; avec le télégraphe, ça devait être tôt fait.

Lorsque l’on se sépara, il était deux heures du matin ; Pouyer-Quertier se coucha et dormait profondément, lorsque, à cinq heures et demie, Bismarck en grand uniforme entra