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somme, que ce Schneider ; il avait été acteur ; de ce métier il avait gardé la personnalité débordante ; il parle de l’Empereur, mais il parle surtout de lui ; c’est une sorte de valetaille, un homme d’antichambre, comme les grands de la terre aiment en avoir dans leurs entours, parce qu’ils n’ont point à se gêner avec eux. Le roi de Prusse l’a probablement admis dans une sorte de familiarité domestique, parce qu’il rédigeait un journal intitulé : L’Ami du soldat, qui servait au souverain à se mettre en relations directes et presque quotidiennes avec son armée. Schneider était en Bohême (1866), il était en France ; chaque matin il voyait Guillaume, lui lisait les journaux et lui contait les cancans de l’État-Major.

Il paraît professer une affection sincère pour celui qu’il appelle avec trop d’affectation « mon bon maître » ; aussi fut-il très effrayé, lorsque, le 6 mars, entrant pour la dernière fois à Versailles dans la chambre à coucher de l’Empereur, celui-ci lui dit : « Comme je dois passer demain une grande revue à Villiers, j’ai voulu essayer si mes douleurs me permettraient de supporter longtemps le cheval. Je me suis donc placé sur le bras de ce grand fauteuil, en me levant et en me baissant, pour imiter le mouvement du cavalier, mais ce siège est monté sur des roulettes et je me suis sans doute agité trop fort, car soudain le fauteuil a glissé sous moi et je suis tombé tout de mon long. La chute et l’ébranlement ont été tels que j’ai perdu connaissance. Toutefois, quand je revins à moi, je pus me relever seul et je n’ai pas ressenti plus de douleur qu’auparavant[1]. »

L’intention était louable, je le reconnais ; mais n’importe, je me figure malaisément l’empereur et roi Guillaume Ier, le Charlemagne moderne, — disent ses sujets, — l’héritier dans l’histoire de Frédéric Barberousse, le vainqueur et le conquérant, allant à dada sur le bras d’un fauteuil, au cours de sa soixante-quatorzième année.

Le lumbago persista ; l’Empereur n’alla pas à Rouen, mais il put continuer son voyage et, le 17 mars, il rentra dans sa bonne ville de Berlin. Se souvint-il alors que, vingt-trois ans auparavant, presque jour pour jour, le 18 mars 1848, il avait vu son frère, le roi Frédéric-Guillaume IV, obligé de se montrer au balcon du palais et de se découvrir devant les cadavres des insurgés tués pendant l’émeute ; se rappelait-il

  1. Schneider, loc. cit., tome III, p. 240-241.