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Son successeur ne lui succéda pas ; il eut cent jours de règne, comme Napoléon, entre le golfe Juan et Waterloo. J’ai connu Frédéric III lorsqu’il était prince de la Couronne. C’était un homme de bon vouloir, confusément animé de tendances humanitaires, croyant que l’on désarme les partis avec des concessions, très préoccupé du mouvement socialiste qui menace l’Allemagne, fier de son nom, croyant à la mission de sa race et décidé à faire l’essai d’un libéralisme qui l’eût désarmé d’une partie de ses prérogatives. Il avait suscité bien des espérances que la mort a emportées avec elle ; il en reste chargé — orné — devant l’histoire ; on lui tiendra compte du bien qu’il voulait faire et que sans doute il n’eût pas fait. La France a éprouvé pour lui une commisération sincère et a été attristée de sa mort. On s’était fait sur lui des illusions que rien ne justifiait. Il aimait la paix d’un grand amour, cela est certain, et c’est beaucoup ; mais on s’est trompé, lorsque l’on a cru que, pour éloigner toute possibilité de lutte, il consentirait à des restitutions que sa nation eût repoussées d’un soulèvement unanime.

De grands historiens — Ernest Lavisse, — des poètes — François Coppée — lui ont demandé l’Alsace et la Lorraine, comme dons de joyeux avènement. C’était un enfantillage que nous aurions dû nous épargner et qui a fait sourire les hommes d’État. Telle combinaison pourra se produire où notre alliance sera assez précieuse pour qu’on l’achète au prix de deux provinces ; cela est possible, car en politique tout arrive, lorsque l’on a le courage d’être patient, de regarder tourner la roue de la fortune et de savoir choisir la minute propice pour y planter son clou[1].

Si cette circonstance inespérée ne sort pas du choc des événements que couvrent encore les ténèbres de l’avenir, le territoire qui nous a été arraché par la guerre ne rentrera en notre possession que comme il nous a été enlevé, par le fer et par le feu. Se bercer, se berner d’autres espérances, serait puéril ; on doit, d’un cœur résigné, accepter les faits accomplis, ou, d’un cœur résolu, préparer les armes. Nul souverain allemand, quelles que soient sa puissance et sa popularité, ne peut, sans combat, abandonner les conquêtes de 1870, qu’arrosa tant de sang germain. Ceci est une question dans laquelle il serait dangereux

  1. À ces insinuations, Bismarck a immédiatement répondu en mettant l’interdit sur les frontières d’Alsace-Lorraine mitoyennes à la France pour toute personne qui ne serait pas munie d’un passeport visé par l’autorité allemande.