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trafiquait de la Légion d’honneur, comme d’une denrée offerte au plus offrant et dernier enchérisseur. Ce gendre se nommait Daniel Wilson ; le sait-on encore ? L’impudence de sa conduite et la malpropreté de ses ingérences furent telles que les tribunaux correctionnels s’en émurent ; il fut condamné d’abord à deux ans de prison, puis, en appel, acquitté ; il resta déshonoré et Jules Grévy, son beau-père, en fut contaminé à ce point qu’il dut faire ses paquets et livrer la place à un autre ; car l’opinion publique, très surexcitée, lui criait chaque jour par la voix de deux cents journaux : « Se ne vadi a casa. »

Le Congrès des deux Chambres assemblées lui donna un successeur. Comme la France a aboli l’hérédité et prononcé la déchéance de la dynastie des Bourbons, des Napoléons et des Orléans, Sadi Carnot fut élu président de la République, parce qu’il était le petit-fils de son grand-père, qui fut comte de l’Empire. Ô logique ! voilà de tes coups ; ils ne sont pas rares en notre pays. On a donc changé le cocher du char de l’État, et le char de l’État continue de rouler cahin-caha, à travers les ornières que les partis s’empressent à creuser sur la route politique, avec désintéressement sans doute et par pur patriotisme. Que ce malheureux char n’ait point encore versé, c’est extraordinaire ; il faut croire que l’exergue des pièces de cent sous a raison et que Dieu protège la France. Puisse-t-il la protéger toujours !

Depuis dix mois qu’il est rentré dans les loisirs de la vie privée, Jules Grévy est oublié, ou peu s’en faut ; on n’en peut dire autant du vieil empereur d’Allemagne, de Guillaume le Victorieux, qui, le 9 mars, s’est éteint sur sa couchette de fer, dans une petite chambre de son palais de Berlin. Il est mort sans souffrance, entouré des siens, répondant d’une voix calme aux exhortations du pasteur qui priait avec lui, ayant, jusqu’à la minute où sa main défaillante laissa échapper la plume, donné les signatures réclamées par ses ministres, faisant son devoir de souverain au-delà de ses forces épuisées et mourant à son poste.

Il faut savoir être juste envers ses ennemis — surtout avec ses ennemis. Il a été un grand souverain, dans toute l’acception du mot ; nous lui devons, je le sais, bien des désastres, au-devant desquels nous avons semblé courir, et le jugement que nous avons porté sur lui-même a été obscurci par la buée sanglante des souvenirs ; mais qu’en penserions-nous si, au lieu d’être un Hohenzollern, il avait été un Bonaparte et s’il avait eu charge de nos destinées ?