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cours ; quatre cent vingt-six détenus de droit commun sont évacués en toute hâte. Le 10, les prisonniers allemands sont extraits de la Grande Roquette et conduits à la Santé ; une heure après, le tir des batteries ennemies est modifié et se porte sur l’asile des aliénés de Sainte-Anne, qui, en l’espace de trois jours, reçoit cent cinq obus. Dans l’asile, on avait aménagé une ambulance militaire que protégeait la bannière blanche à croix rouge de la Convention de Genève. Mettre en liberté, à coups de canon, des aliénés, c’est un procédé malpropre, surtout pour des gens qui parlent volontiers et sans modestie de leur moralité. Le général Trochu réclama et se plaignit : « Les armées allemandes ne respectent pas les établissements hospitaliers. » Le comte de Moltke répondit que l’on s’empresserait de rectifier le tir, dès que les batteries se seraient rapprochées de Paris (11-15 janvier 1871).

L’état de la population est curieux à constater ; tandis que la partie saine est calme, résignée, sans espérance, la partie turbulente déclare que jamais la situation n’a été meilleure ; en province, nous avons une armée de 600 000 hommes, avec 240 pièces de canon achetées en Angleterre ; dans le Nord, Faidherbe est vainqueur ; dans le Maine, Chanzy est victorieux, et Bourbaki, à la tête de troupes cosmopolites, mais intrépides, s’est emparé des Vosges et a coupé la communication entre l’Allemagne et la France. Le Gouvernement de la Défense nationale laisse la population se repaître de ces mensonges ; il sait à quoi s’en tenir et connaît, à un kilogramme près, les ressources en vivres dont il dispose ; il constate que les magasins sont vides et que bientôt les dernières réserves auront disparu.

Trois hommes insistent pour que l’on ait pitié de ce peuple languissant qui va mourir ; Jules Favre, Jules Simon, Ernest Picard demandent que l’on traite d’un armistice, ou même d’une capitulation, mais exigent que l’on arrache les femmes, les enfants, les malades, les vieillards, les débiles, dont le nombre se multiplie, aux horreurs de la famine. La réalité est tellement impérieuse, tellement pesante, qu’elle accable ceux mêmes que l’évidence n’a pu convaincre. Certes, il faut en finir ; mais « la rue » ne voudra jamais consentir à mettre bas les armes ; pour lui faire comprendre la nécessité de cesser enfin la lutte, il faut la mener à la bataille.

Dans la séance du 10 janvier, alors que Jules Favre, qui sent que le fardeau des négociations va retomber sur lui, se