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moindre difficulté et ne se fiaient qu’à leur inspiration, qui toujours les poussait aux sottises. Gambetta maintenait la suprématie de l’autorité civile sur l’autorité militaire, dont, en somme, il ne se souciait pas de relever le prestige. Les attributions bouleversées par le seul fait de la guerre amenaient des conflits qui parfois dégénéraient en émeute. Quelques-uns de ces illuminés d’eux-mêmes n’eurent pas à se louer d’avoir fait acte d’autocratie.

Le général Chanzy, conduisant la retraite de l’armée de la Loire, faisant face à chaque pas, se battant à toute étape, pénétra dans le département de la Mayenne et arriva à Laval. À peine descendu de cheval et installé dans son logis, il reçut la visite du préfet, qui s’appelait Delattre. C’était un ami de Gambetta, avocat de police correctionnelle, grand buveur de chopes, habile au jeu de dominos, braillard d’estaminet, politicien de vingtième catégorie. Depuis lors, il a poursuivi sa route, il a été conseiller municipal à Paris, et il est actuellement (1887) député. Il aborda Chanzy, déclina sa qualité et demanda, sans autre cérémonie, communication des plans du général, parce que, en vertu même de ses fonctions, il devait être mis au courant des opérations militaires dont son département pouvait être le théâtre ; il ajouta qu’il se réservait de faire des observations, s’il y avait lieu. Chanzy l’écouta sans rire et lui répondit qu’il n’avait pas l’habitude de raconter aux préfets qui lui faisaient l’honneur de lui rendre visite les dispositions qu’il croyait devoir adopter.

Delattre ne fut point content et le prit d’assez haut. « Si vous refusez de donner des renseignements au préfet, je vous somme au nom de la discipline militaire de répondre à votre supérieur ; je suis général de division. » Et il tira de sa poche une commission signée Gambetta qui le nommait général de division. Chanzy lut cette paperasse avec un dégoût qu’il ne m’a guère dissimulé, lorsqu’il m’a raconté cette bouffonnerie ; puis, se tournant vers Delattre, il lui dit : « Monsieur le préfet, je vois en effet que vous êtes général de division et, par conséquent, soumis à mon autorité et à ma juridiction ; je suis général en chef. Je vous engage à f… le camp sans vous retourner ; sinon, je vous envoie devant la Cour martiale et je vous fais fusiller… » Le préfet-général de division Delattre ne se le fit pas répéter et détala.