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variole, le typhus, la dysenterie, la pourriture d’hôpital ou l’excès des fatigues. Combien sont morts obscurs et inconnus, sur le grabat des ambulances ; combien se sont affaissés sur les routes, brisés de lassitude, et ne se sont point relevés ; combien se sont couchés au pied d’un arbre, vaincus par leur faiblesse, par leur épuisement, voulant marcher encore, ne le pouvant plus, et ne se sont jamais réveillés. Ils se sont donnés à la France et sont morts pour elle, sans être utiles à son salut, sans action d’éclat, mais lui offrant d’un cœur filial jusqu’à la dernière pulsation de leur énergie. Dormez en paix, pauvres petits ! Si votre holocauste a été stérile, votre dévouement n’en est pas moins sacré.

Tout était contre nous, car les rigueurs du ciel sont plus dures pour les vaincus que pour les vainqueurs. La température devint cruelle. Par les nuits claires où l’on dormait aux hasards de l’étape, parfois dans un fossé, souvent sur les bruyères, le thermomètre descendit à dix et à quatorze degrés au-dessous de zéro. À Pont-Audemer, après le combat de Buchy, on fit coucher une troupe de mobiles dans l’église, sur de la paille répandue à la hâte ; le lendemain matin, lorsque l’on sonna la diane, dix-sept ne se redressèrent pas ; ils étaient morts de froid pendant la nuit.

On n’ignorait pas, en Europe, au milieu de quelles impossibilités la France cherchait sa voie ; on connaissait la faiblesse de nos ressources militaires, que le nombre d’hommes appelés sous les armes ne parvenait pas à masquer ; on éprouvait un double sentiment de colère et de commisération contre notre persévérance, que l’on qualifiait d’entêtement. La déception avait été profonde lorsque l’on avait appris que les tentatives d’armistice étaient restées sans résultat. Une puissance surtout s’était émue de nos malheurs, c’est la Russie, que son intérêt conviait à ne pas avoir une Allemagne trop forte à ses côtés. L’empereur Alexandre II, tout en professant un culte pour son oncle, le roi de Prusse, crut opportun de faire entendre quelques conseils et, dans le courant du mois de novembre, il envoya à Berlin son grand chambellan, le comte Chreptowitch. Celui-ci dut gagner le quartier général, qui était à Versailles, et, dans une audience particulière qu’il obtint du roi Guillaume, il fit connaître le désir de l’empereur de