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recruter les « prétoriens » futurs. Ce qu’il savait de la mission Régnier, grossi démesurément par son imagination méridionale, lui avait persuadé qu’il y avait là un danger redoutable ; le danger venait de disparaître, et désormais toute tentative pour restaurer l’Empire restait désarmée. Son indignation n’était donc qu’un éclat rhétorique ; mais il était sincère quand il parlait de porter haut le « drapeau de la Révolution française ». Là il est absolument de bonne foi ; il ne tient compte ni de la différence des temps, ni de la différence des mœurs, ni de la différence de l’armement, ni de la différence des conditions sociales, ni des différences économiques de la propriété. D’un bond en arrière, il est tombé au milieu de la Convention et n’en peut plus sortir ; son ignorance est telle qu’il ne s’aperçoit pas que le souffle jacobin est épuisé par la force même des choses. Il croit à la défroque du Comité de Salut public et des représentants en mission ; il évoque des fantômes, les voit et les prend pour des réalités. Il se démène au milieu d’un théâtre dont la décoration est changée, dont les acteurs sont morts.

Il veut la levée en masse, la fougue des patriotes, la furia francese ; il veut vaincre ou mourir ; il ne meurt pas et n’est pas vainqueur. Il ne s’aperçoit pas que tous les paysans possèdent aujourd’hui ; qu’ils savent, par l’expérience de deux invasions, qu’on ne peut leur enlever leur lopin de terre ; ils savent aussi qu’ils n’ont à redouter ni le retour de la dîme, ni celui des droits féodaux, et qu’ils sont électeurs et même éligibles, comme les « seigneurs ». Ceci a tué la levée en masse. Il ignore qu’il n’y a plus ni fougue, ni attaque à la baïonnette, en face des artilleries modernes qui portent à 7 000 mètres et de la longue trajectoire des fusils à répétition. Un régiment ne peut plus franchir cinq cents pas en courant, sans être foudroyé ; ceci a mis fin à la furia francese. À cette heure, la guerre n’a plus rien de chevaleresque et la valeur individuelle n’y sert plus à rien ; elle est scientifique, et c’est pourquoi elle est si laide.

    pour y rejoindre ses camarades. C’était déjà trop. Je possède sur Régnier un dossier fort curieux et des renseignements personnels, dont j’espère bien pouvoir tirer parti quelque jour, non pas dans l’intérêt de la réhabilitation ou de la condamnation définitive de ce malheureux qui ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité, mais dans celui de la vérité historique, ignorée jusqu’ici par la plupart de ceux qui se sont occupés de lui. (Intermédiaire des chercheurs et des curieux.)