Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

concorde avec la rupture des conversations de Ferrières et correspond à la menace faite par Bismarck à Jules Favre de traiter avec Napoléon III, c’est-à-dire avec la régente, qui représentait le souverain prisonnier[1].

Il m’a été affirmé par un homme considérable resté très dévoué à l’Empire que Bismarck avait mené cette intrigue. Par l’entremise de Régnier, qui était son agent, il avait envoyé Bourbaki en Angleterre, afin d’en ramener l’Impératrice, avec laquelle il aurait directement traité de la paix ; l’armée de Bazaine eût été mise à sa disposition et lui aurait rouvert les portes de Paris. Bourbaki, dont l’intelligence était médiocre, perdit la tête en présence du premier rôle qu’on lui réservait, ne sut rien proposer, mais reconnut qu’il avait affaire à une femme qui tremblait de peur à l’idée de remettre les pieds sur le sol français ; on ne se comprit pas, ou l’on feignit de ne se pas comprendre. La négociation échoua et Bismarck en fut exaspéré. Il traita Régnier d’imbécile et le mit à la porte. Cette version d’une aventure dont on a beaucoup parlé est-elle vraie ? Je la rapporte telle qu’elle m’a été racontée par un homme digne de toute confiance, mais qui la tenait de troisième ou de quatrième main. Il est probable que ni l’Impératrice ni Bourbaki n’ont su le fin des choses ; Bismarck et son agent seuls auraient pu mettre un peu de lumière dans cette obscurité ; ils ont gardé le secret, si secret il y a[2].

  1. Le comte de Bernstorff, ambassadeur de Prusse à Londres, était venu, après Sedan, offrir à l’impératrice Eugénie, au nom du comte de Bismarck, de faire la paix moyennant la cession de Strasbourg et de sa banlieue, plus une indemnité de deux milliards. (G. Rotha : « M. de Persigny à Berlin », Revue des Deux Mondes, 15 mai 1889, note de la page 368.)
  2. L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux a publié dans son numéro 503, livraison du 25 avril 1889, les deux notes suivantes sur Régnier ; elles paraissent sincères et émanées de gens qui l’ont personnellement connu.

    I. L’agent Régnier et la capitulation de Metz en 1870. — Ce Régnier n’était nullement un mouchard, mais une sorte d’illuminé très préoccupé de ce qu’il appelait l’automagnétisme ; c’est-à-dire qu’il avait la prétention de se magnétiser lui-même et de se mettre, par ce procédé, en mesure de faire les choses les plus extraordinaires du monde. Il avait de quoi vivre, et était même fort à l’aise, et rien dans sa vie passée n’autorise qui que ce soit à le traiter de mouchard. Au reste, personne ne s’est donné la peine de faire sur lui une enquête sérieuse, et c’est chose inouïe que la facilité avec laquelle on a forgé sur cet homme une légende que dément toute son existence, laquelle n’a rien eu de mystérieux. Déjà Régnier avait fait des siennes en 1848. Venu des Landes, son pays, pour acclamer la République